Au sein d’un marché tertiaire pléthorique, il faisait figure de niche anecdotique, de sous-marché comme il en existe beaucoup. Pourtant, il semble bien que la niche est en passe de gagner du volume, au point de convaincre de plus en plus d’inves- tisseurs. En à peine deux ans, le marché des établissements d’enseignement supérieur n’en finit plus d’éclore, sa résilience étant remarquable au regard de la traversée du désert vécue par des pans entiers du secteur tertiaire depuis le déclenche- ment de la crise sanitaire, en mars 2020.

Tout n’avait pourtant pas démarré sous les meilleurs auspices, peu d’investisseurs ou de propriétaires ayant manifesté de l’intérêt à l’idée de louer leurs actifs à des écoles supérieures il y a encore de cela quelques années. Trop compliqué, trop incertain. D’abord par la configuration propre à ces établissements de type ERP (établissements recevant du public), bien différente des caractéristiques associées au tertiaire: horizontalité des campus plutôt que verticalité des immeubles de bureaux, densité plus importante au mètre carré dans les écoles, normes incendies distinctes… Ensuite, par une certaine défiance vis-à-vis de la solvabilité des établissements d’enseignement supérieur, longtemps perçue, et à tort, comme fluctuante, non-garantie sur la durée. Mais ça, c’était avant que des fonds d’investissement s’engagent massive- ment dans ces structures, voire que des groupes les rachètent les unes après les autres afin de les intégrer à de grands ensembles à la puissance financière incontestable. Se sont ainsi peu à peu constituées des entités reconnues de tous telles que les groupes Ionis, ESC, Inseec, Kedge, IGS… A noter que les for- mations dites « business school », écoles de commerce et de management, sont celles dont l’enseignement privé s’est le plus développé. « En début d’année 2019, lorsque nous avons créé Elevare (société de conseil exclusivement dédiée à l’immobilier d’enseignement et aux projets de campus, ndlr), un marché était en passe de se constituer, mais de manière unilatérale, c’est-à-dire avec une demande de plus en plus forte de la part des écoles pour trouver des lieux d’implantation, mais une offre inexistante pour y répondre en face » resitue Lionel Bastide, associé-fondateur chez Elevare. « Presque quatre ans plus tard, la situation a bien évolué : nous sommes aujourd’hui assaillis d’appels de la part de bailleurs et même de promoteurs dis- posant de locaux tertiaires et souhaitant y installer une école à la place… ».

Une quinzaine de grands groupes

Comment expliquer un tel changement de paradigme en si peu de temps ? Peut-être par une étude de ce nouveau marché plus attentive de la part des bailleurs, qui ont alors pu y voir une formidable opportunité. « Même s’il existe des contraintes techniques, les écoles représentent des locataires exceptionnels, grâce à une lisibilité de leur chiffre d’affaires sur trois à cinq ans, une trésorerie assurée dès le mois de septembre avec l’encaissement des annuités auprès des étudiants… » poursuit Lionel Bastide. De fait, les plus grands groupes scolaires ont aujourd’hui dépassé le milliard d’euros de valorisation ; d’autres acteurs, qui ont moins de dix ans, sont quant à eux valorisés en centaines de millions d’euros. « Depuis 2010, je n’ai pas connu une seule école ayant fait faillite ! » insiste Lionel Bastide. De plus, les grands groupes constitués au gré des rachats d’écoles disposent d’une telle manne financière que leur taux d’effort (rapport entre les recettes et les dépenses liées au paiement du loyer, ndlr) est souvent inférieur à celui de la moyenne des activités tertiaires classiques ; 20 à 35 % pour ces dernières, contre 10 à 15 % pour les groupes d’enseignement supérieur. Sur les quelque 700 écoles supérieures privées répertoriées en Ile-de-France, un tiers sont la ramification d’un groupe ; de plus, il existe aujourd’hui une quin- zaine de groupes de taille suffisante pour être quali- fiés en tant que tels. Pour toutes les raisons qui viennent d’être énoncées, les écoles supérieures ne sont aujourd’hui plus perçues comme un investis- sement aléatoire et dangereux, bien au contraire. « C’est un business résilient qui s’est beaucoup professionnalisé ces dernières années et a accouché de mastodontes, grâce au regroupement d’écoles, disposant d’une force de frappe importante » appuie Stanislas Leborgne, directeur régions chez CBRE.

Chassé-croisé entre Paris et les régions

Comment ce marché se développe-t-il ? Plutôt à Paris ? En régions ? Les deux, mon colonel. Dans une sorte de chassé-croisé, les campus parisiens sont partis à la rencontre des métropoles régionales, essaiment le plus possible grâce à l’implantation d’antennes locales dans des bassins d’agglomération stratégiques ; de l’autre, les campus historiquement estampillés « provinciaux » (EM Normandie, EM Strasbourg, Neoma Business School, Rennes School of Business…) ont compris le caractère incontournable que revêt le fait d’être présents à Paris, ne serait-ce que pour leur rayonnement international. « Il y a des besoins colossaux en régions, dans des villes considérées comme des marchés secondaires, ainsi que les villes de tradition étudiante : Rennes, Nantes, Bordeaux, Lyon, Aix… » explique Lionel Bastide. Avec l’essor des nouveaux « Bachelors », ces diplômes post-baccalauréat équivalant à un niveau licence, couplé aux déménagements de plus en plus de familles en régions dans le contexte de la crise du Covid, les écoles parisiennes ont compris tout l’intérêt qu’elles avaient à se décentraliser. « Il est plus difficile de faire déménager de plusieurs centaines de kilomètres des étudiants à peine majeurs, avec tout ce que cela suppose de frais pour les parents (loge- ment à payer, frais de bouche…), que des étudiants trois ou quatre ans plus âgés, qui entrent en Master et vont commencer à gagner leur vie grâce à des contrats en alternance ou des stages longs » explique Stanislas Leborgne (CBRE).

Pour le chemin inverse, celui emprunté depuis les régions jusqu’à Paris, ce sont des raisons inverses qui incitent les écoles « non parisiennes » à venir implanter une ou plusieurs antennes dans la Capitale. « Paris représente aujourd’hui un relais de croissance indispensable pour ces écoles ! » tranche Nicolas Coiffait, associé-fondateur chez Elevare. Difficile pour une business school de prétendre rayonner à l’international et attirer les meilleurs éléments venus de l’étranger sans être présente dans la Capitale. « Les Sup de Co de province avaient un besoin complémentaire pour les Masters et autres programmes Exe, mais aussi pour réunir leur réseau des alumnis, le réseau des anciens étudiants qui font vivre l’école » complète Lionel Bastide. Les campus ouverts à Paris s’apparentent, dès lors, davantage à un complément par rapport au campus de province, avec 5 000 à 6 000 m2 pris à bail, contre 40 000 m2, en moyenne, en régions (les loyers plus élevés dans la Capitale expliquent aussi cette tendance). Pour les étudiants, il y est également plus facile d’être au contact des entreprises pour décrocher des stages et des contrats, dans un moment charnière de leur cursus qu’est le niveau Master ou MBA.

Se différencier des universités publiques

Ce qui transparaît des différentes études effectuées sur ce marché des établissements d’enseignement supérieur, c’est la grande importance accordée aux nouveaux usages, à la nouvelle configuration des modes de transmission des savoirs. « Dès l’an- nonce du confinement, en mars 2020, tous les projets de prises à bail que nous avions conclus ont été suspendus » se souvient Lionel Bastide. « Le 100 % distanciel a été en vigueur plusieurs mois, mais a entraîné déprime et sentiment de relégation sociale de la part des étudiants. En septembre 2020, toutes les écoles nous ont rappelés les unes après les autres et les « deals » qui avaient été stoppés ont repris du même coup. Depuis cette date, nous avons installé 22 écoles, la dernière en date étant Toulouse Business School, dans le 15ème arrondissement de Paris ». Le besoin de campus physique comme expérience sociale n’est pas un mythe, mais une réalité bien concrète. À l’image de ce qui est à l’œuvre dans le domaine du tertiaire, la typologie des campus évolue, faisant la part belle aux lieux consacrés à l’événementiel, aux espaces modulables, aux grandes salles horizontales découpées en îlots. Si le Covid est venu accélérer le phénomène, il n’en est pourtant pas à l’origine. Le grand amphithéâtre où l’ensemble des têtes sont braquées sur le professeur, avec de grands cours magistraux à l’ancienne, semble être devenu un théâtre en ruine, vestige d’un passé qui n’existe plus. Les écoles privées veulent se défaire de ce modèle, qu’elles laissent aux universités publiques juste- ment dans le but de s’en différencier. En effet, la fac pâtit aujourd’hui d’une réputation de moins en moins flatteuse, entre virage de la modernité raté et inadéquation de campus souvent anciens et parfois vétustes aux nouvelles attentes des étudiants. Les écoles privées veulent incarner la modernité afin de coller au plus près de ce qui se fait actuellement dans les entreprises, en s’appuyant sur une dimension numérique et une grande modularité de leurs espaces de travail et de détente.

Un parc de plus d’un million de mètres carrés

Les écoles sont aussi très soucieuses de leur emplacement, avec une véritable approche commerciale et un instinct grégaire ; ainsi, elles sont tout à la fois à la recherche de centralité, d’une station de métro ou de RER à moins de six minutes et de services aux alentours, de mixité. « Il faut bien comprendre que ces établissements réfléchissent comme des entreprises ; ils bénéficient d’une certaine cote sur le marché, veulent conserver leur place, voire grimper les échelons » explique Lionel Bastide. « Hormis les deux exceptions que sont HEC et l’Essec pour les écoles de commerce, qui bénéficient d’un tel prestige et d’une telle renommée que rien ni personne n’est en mesure de les leur contes- ter, les autres écoles se battent, chaque année, pour grapiller des places au classement. Leur localisation peut justement faire la différence, à niveaux d’enseignement égaux ».

« À l’image de ce qui est à l’œuvre dans le domaine du tertiaire, la typologie des campus évolue, faisant la part belle aux lieux consacrés à l’événementiel, aux espaces modulables, aux grandes salles horizontales découpées en îlots »

Ce qui semble certain, c’est que le succès de ces établissements est au rendez -vous. « Depuis 2018, environ 75 opérations ont été répertoriées par CBRE en Ile-de-France pour cette typologie d’actifs, dont une dizaine supérieure à 5 000 m2. De plus, entre six et neuf grands projets sont actuellement en cours » expose Caroline Nachtwey, directrice bureaux grands projets chez CBRE. « En 2021, il y a eu neuf transactions dont la taille a été supé- rieure à 5 000 m2 en régions alors même que, traditionnellement et toutes activités confondues, les opérations de plus de 5 000 m2 en régions ne dépassent pas les 30 par an… » abonde Stanislas Leborgne. Au final, que représente réellement ce marché en données chiffrées ? Au niveau national, difficile de savoir mais, pour la seule ville de Paris et sa proche couronne, Lionel Bastide estime que « le parc d’enseignement supérieur privé représente plus d’un million de mètres carrés ». Un marché de niche, vraiment ?

Enseignement supérieur privé : une demande à part entière