L’économie de partage s’est développée ces dernières années avec des concepts tels que Airbnb dans le domaine de l’immobilier et Blablacar dans celui du transport. Elle est devenue un réflexe pour les particuliers, mais plus seulement car les propriétaires et occupants souhaitent désormais optimiser l’utilisation de leurs espaces.

Ce type de pratiques a été largement encouragé par le développement de l’économie numérique et les nouveaux modes d’organisation du travail (coworking, freelance, télétravail), mais répond également à un réel besoin des commerçants comme en témoigne l’émergence des boutiques éphémères qui tentent de concurrencer le e-commerce et de s’adapter au besoin de renouveau sans cesse accéléré des consommateurs.

Dans le champ résidentiel, le concept du coliving succède à celui des résidences services et traduit une triple recherche d’optimisation de l’espace en zones tendues, de flexibilité d’usage et de communauté de vie ou d’appartenance. Cette offre n’est plus à destination seulement des seniors et des étudiants, mais s’adresse spécifiquement à l’ensemble de la population : les jeunes actifs, les familles, les travailleurs en mobilité…

Ces nouveaux usages tels que coworking, coliving, commerces éphémères, tiers lieux, location fractionnée ont pour objectif de valoriser l’immeuble dans un intérêt commun et révèlent des caractéristiques communes :

un partage des ressources,
plus de services adossés à l’immobilier,
plus de flexibilité d’usage dans le temps et dans l’espace,
une recherche de communauté de vie ou de travail, allant parfois jusqu’à la quête de sens.

En réalité, la crise sanitaire vient accélérer le développement de ces nouveaux usages apparus déjà depuis quelques années.

Sur le plan juridique, sont en question des institutions juridiques fondamentales du droit immobilier, qui traduisent des équilibres trouvés, parfois difficilement et de manière fragile, entre des intérêts opposés :

le statut de bail commercial qui tente de trouver un équilibre entre les intérêts du propriétaire et ceux du commerçant, avec toute la variété de situation que cela recouvre,
le bail résidentiel de loi du 6 juillet 1989 qui tente de trouver un équilibre entre les intérêts divergents du propriétaire et de la personne physique occupante,
les règles d’usage et de destination, synthèse entre le droit de propriété, constitutionnellement protégé et les prérogatives de puissance publiques outils du politique pour planifier et organiser la ville.

Ces nouveaux usages doivent-ils modifier ces équilibres juridiques ? Notre système juridique sait-il accompagner ces changements sans réforme profonde ?

Le plus souvent ces nouveaux usages immobiliers, qu’ils soient tertiaires ou résidentiels, adoptent le même schéma d’exploitation, celui d’un bail commercial confié par un investisseur à un exploitant, lequel met les locaux assortis de services à disposition de l’utilisateur final. Le même triptyque peut s’organiser autour d’un mandat de gestion.

C’est ainsi à trois acteurs économiques différents que la question s’adresse : l’investisseur, l’exploitant et l’utilisateur ; et la réponse à y apporter doit intégrer une recherche d’équilibre entre les intérêts, parfois contradictoires, de ces acteurs.

Un cadre juridique adapté aux investisseurs ?

En matière résidentiel, les nouveaux modes d’habiter et la structuration de leur exploitation par le recours à un bail commercial consenti à un exploitant, peuvent présenter un intérêt réel pour l’investisseur qui cherche à diversifier ses actifs. Le bénéfice d’un bail commercial libère l’investisseur des risques de vacance, d’impayés et de la lourdeur de gestion propre aux actifs résidentiels ; ces contraintes sont supportées par l’exploitant. Le flux de loyer est ainsi unique et sécurisé.

L’investisseur pourra, cependant, être sensible au risque de reprise par lui des baux résidentiels en fin d’exploitation, risque que le droit positif ne traite pas suffisamment clairement. Et il faudra qu’il accepte de partager avec l’exploitant la valeur de l’activité développée dans son immeuble.

Si l’investisseur souhaite capter cette valeur, il devra faire le choix de développer une structure d’exploitation ou de recourir à un mandat d’exploitation, en étant cependant vigilant aux contraintes de la loi Hoguet aux contraintes fiscales du régime des Siic ou des OPPCI auxquelles il pourra être soumis. La logique est sensiblement la même en matière tertiaire.

Mais le bail commercial demandé par les exploitants est-il suffisamment sécurisant/satisfaisant pour l’investisseur ?

Le bail commercial semble adapté, mais l’investisseur devra effectuer les vérifications préalables pour s’assurer de la faisabilité de son projet au regard des normes requises et des règles de copropriété, par exemple. Il devra faire preuve de vigilance dans la rédaction des clauses de sous-location, des clauses fiscales, et la destination contractuelle et l’activité de l’utilisateur final devront être conformes à la destination au sens du droit de l’urbanisme et à l’affectation au sens de l’article L.631-7 du CCH (Code de la construction et de l’habitation, ndlr).

Les difficultés viennent, sur le terrain administratif, d’un manque de flexibilité dans le temps et dans l’espace des règles d’urbanisme.

Pour mémoire, l’occupation d’un immeuble est encadrée à la fois par les règles relatives à « l’usage » du Code de la construction et de l’habitation et celles relatives à la « destination », régies par le Code de l’urbanisme, qui correspondent à des finalités différentes.

La législation concernant le changement d’usage des locaux a une finalité sociale : elle tend à contrôler les conditions d’utilisation et d’occupation des locaux et à préserver l’habitation. Elle doit donc être respectée indépendamment de la délivrance de toute autre autorisation, en particulier un permis de construire.

La destination tend à préserver, quant à elle, la fonction principale de l’immeuble que la conception et les caractéristiques physiques de la construction lui donnent vocation à assurer.

Les règles d’urbanisme ne permettent pas à un seul et même local de relever de plusieurs destinations.

Celles-ci imposent, en effet, qu’une autorisation d’urbanisme soit délivrée chaque fois que les locaux passent d’une destination à une autre et inversement. Ce qui est irréalisable en pratique.

Ainsi, l’hypothèse selon laquelle des locaux meublés puissent être, une partie de l’année, offerts à la location pour de longues durées, et une autre partie de l’année, à de courte durée n’est pas possible au regard des règles d’urbanisme.

La réforme sur les destinations issue du décret n° 2015-1783 du 28 décembre 2015 n’apporte pas d’avancée sur ce point.

Les règles sur « l’usage » sont encore plus rigoureuses et imposent de conserver l’usage d’habitation à tout local qui a cette qualité au 1^er janvier 1970 (article L. 631-7 du Code de la construction et de l’habitation), sauf à solliciter une autorisation de changement de cet usage, moyennant une compensation réalisée en transformant des surfaces équivalentes (parfois doubles) à usage autre qu’habitation, en surfaces d’habitation.

On l’aura compris, les nouveaux modes d’habiter et de travailler nécessiteraient une adaptation des règles d’urbanisme afin de permettre un usage mixte dans un même local ou la possibilité de faire évoluer cet usage dans le temps sans avoir à solliciter une nouvelle autorisation d’urbanisme.

Une telle souplesse existe déjà de façon embryonnaire dans les textes. Ainsi, l’article 81 de la loi n° 2015-990 du 6 août 2015 dite « loi Macron » a introduit un mécanisme d’usage temporaire codifié à l’article L 631-7-1B du Code de la construction et de l’habitation. Ce dispositif permet, sous certaines conditions, d’affecter temporairement à l’habitation des locaux destinés à un usage autre que l’habitation, pour une durée n’excédant pas quinze ans.

De même qu’une souplesse est prévue depuis la loi Elan n°2018-1021 du 23 novembre 2018 pour les particuliers qui peuvent librement louer leur résidence principale à une clientèle de passage pour de la location de courte durée dans la limite de 120 jours par an.

Cette possibilité d’usage temporaire pourrait ainsi être étendue à d’autres usages ou d’autres actifs, comme les résidences universitaires, par exemple, qui ont besoin d’occuper les trois mois de l’été laissés vacants par les étudiants. Cette souplesse répondrait dans le même temps aux préoccupations des étudiants qui sont souvent contraints de louer inutilement leur chambre pendant ces trois mois faute pour les exploitants de pouvoir les louer temporairement.

Dans le même sens, la loi Elan a créé les « immeubles de moyenne hauteur » (IMH) afin d’harmoniser les normes de construction entre les immeubles de logements et les immeubles de bureaux de façon à faciliter leur transformation.

Enfin, il faut s’intéresser au mécanisme du « permis à double état » créé par la loi JO du 26 mars 2018 qui permet, au sein d’un seul et même permis de construire, de prévoir une destination actuelle et une destination future. Les obstacles juridiques à sa généralisation existent, mais le mécanisme de principe est né et mérite d’être examiné.

Un cadre juridique adapté aux exploitants ?

Bien qu’en apparence rigide, la conclusion d’un bail commercial a l’avantage de conférer la propriété commerciale à l’exploitant qui bénéficie, ainsi, du statut protecteur des baux commerciaux. La rédaction des clauses du bail pourrait être d’avantage aménagée pour conférer une certaine souplesse sur la durée, par exemple en conférant, le cas échéant, des facultés de sortie au preneur en dehors de périodes triennales, sans que des modifications législatives ne soient nécessaires.

Il faut souligner que la conclusion d’un bail commercial ne confère par un caractère commercial à la destination ou à l’usage des locaux, lesquels seront appréciés au regard de l’utilisation effective des locaux par leurs occupants.

L’exploitant pourra parfois souhaiter une flexibilité d’usage et de destination, dans le temps ou dans l’espace, que le droit de l’urbanisme ne permet pas et donc que l’investisseur refusera de lui accorder.

En matière résidentielle, le régime contraignant des baux d’habitation et la règlementation stricte de l’encadrement ou du plafonnement des loyers en zones tendues peuvent être vu comme un frein au développement d’une activité rentable et flexible pour l’exploitant.

Il existe, cependant, des cadres juridiques plus libéraux qui permettent d’adapter ces contraintes, tels que le régime des résidences services, celui des logements foyers ou encore les baux meublés et mobilité. D’expérience, ils peuvent suffire à répondre aux principales attentes des exploitants. Si un peu de simplification et d’assouplissement ne seraient cependant pas inutile, le mieux est probablement l’ennemi du bien en cette matière sensible.

Un cadre juridique adapté aux utilisateurs ?

En matière résidentiel, les baux d’habitation de la loi du 6 juillet 1989 (location nue, meublée ou bail mobilité) seront le plus souvent applicables et garant de la protection des droits de l’occupant. Plus ponctuellement, si l’occupant n’établit pas sa résidence principale dans les locaux mis à disposition, le bail pourra être soumis aux dispositions règles du Code civil, plus flexibles pour l’exploitant, mais moins protectrices de l’occupant. Mais en l’absence d’habitation principale, davantage de protection est-elle légitimement requise ?

S’agissant des services délivrés à l’occupant, le droit de la consommation arrivera en principe au support des droits de l’occupant. Si l’on peut regretter l’absence d’approche globale des droits de l’occupant (occupation et services), l’ensemble de ces dispositions, quand bien même elles n’ont pas été pensées pour ces situations spécifiques, protège l’occupant des éventuels abus les plus évidents.

En matière tertiaire, s’agissant du coworking, le contrat mis en place entre l’exploitant et l’utilisateur final est un contrat de prestations de services, dans lequel la mise à disposition des locaux reste accessoire par rapport aux services proposés.

Le contrat de prestations de services n’est pas un contrat de location de telle sorte que l’activité ne relève pas directement ou indirectement d’une activité réglementée par la loi Hoguet et le contrat n’est pas susceptible de relever ou contrevenir à un statut d’ordre public.

Plus le contrat de coworking sera marqué par la dimension des services fournis à l’occupant et présentera des particularités, plus il sera légitime de s’écarter d’un contrat de bail classique et évitera tout risque de requalification.

D’une grande souplesse pour l’utilisateur final, ce type de contrat trouve toute sa place dans le cadre de ces nouveaux usages.

Conclusion

Les nouveaux modes d’habiter et de travailler se développent à grande vitesse, traduisant l’envie des étudiants, travailleurs seuls, en couple ou en famille, de vivre selon un mode plus collaboratif.

En matière locative et plus largement s’agissant de l’exploitation de ces nouvelles activités, la stabilité juridique sera à notre sens plus propice à cette croissance qu’une reforme juridique qui pourrait réouvrir des débats clos et remettre en cause des équilibres finalement intégrés par les opérateurs économiques, avec un fort risque de ne pas aboutir.

Les bouleversements sont davantage opérationnels et économiques que juridiques. Les règles de droits actuelles et un peu de créativité savent assez bien accompagner ces changements, sous réserve de quelques adaptations qui pourraient être facilitatrices et, sans doute, de la question de l’urbanisme.

Les règles d’urbanisme ne suivent, en revanche, pas aussi rapidement cette évolution de société. La conception et la finalité de ces règles sont le fruit de décennies de planification du territoire pensées pour organiser et contrôler l’utilisation du sol. Pour embrasser ce mouvement de fond, dans le respect des principes généraux du droit de l’urbanisme, quelques ajustements seraient les bienvenus, sans pour autant qu’il soit nécessaire d’en changer profondément la nature et les principes.

Le droit n’est, en conclusion, pas un frein au développement de ces nouveaux usages, mais quelques ajustements bien ciblés, spécialement en droit de l’urbanisme, pourraient être d’utiles catalyseurs…

Sidonie Fraîche-Dupeyrat, Géraldine Piedelièvre, Hélène Cloëz (LPA CGR) : l'immobilier à l'heure de la Covid, nécessité d'un autre cadre juridique ?