Ingrid Nappi : nous sommes confrontés aujourd’hui aux défis de la décarbonation des villes afin de lutter contre le réchauffement climatique. Le secteur de la construction et de la ville est celui qui consomme le plus de ressources de la planète et produit le plus de déchets ; le bâtiment, dans sa construction et son exploitation, est l’un des émetteurs majeurs de gaz à effet de serre. Tout cela, nous le savons très bien à présent. Les choses sont en passe de changer avec les nouvelles réglementations environnementales (notamment la RE2020), les règles de taxonomie européennes et la loi climat et résilience avec l’objectif clairement énoncé de réduire de près de moitié les émissions de gaz à effet de serre d’ici 2030.

Par ailleurs, la crise écologique et environnementale que nous traversons rebat les cartes et, notamment, la prise de conscience de tous les acteurs de la filière immobilier et en particulier de la construction, de trouver un nouveau modèle économique pour construire autrement et de manière décarbonée. Le modèle quantitatif de la croissance du secteur basé sur la construction neuve est dépassé. Certes l’actualité et les médias reprennent constamment le niveau des mises en chantier comme indicateur de base de la santé du secteur immobilier ; aujourd’hui il est évident que ces indicateurs ne sont plus pertinents et qu’il convient de repenser autrement l’activité économique du bâtiment. La question de l’étalement urbain et de l’artificialisation des sols n’a plus de sens, dans un contexte de rareté des ressources, de lutte contre le réchauffement climatique, d’économie circulaire et de reconstruction de la ville sur la ville. En pleine crise climatique et écologique, les réflexions nombreuses post-Covid sur la qualité urbaine et la qualité des paysages reposent la question de la valeur d’usage et de ses composants telle la valeur bien-être et la valeur environnementale. Le bâtiment doit durer, s’adapter et contribuer à la résilience de la ville. Et l’architecte est au cœur de cette transformation. D’ailleurs en tant que membre expert de l’Observatoire de l’Économie de l’Architecture au ministère de la Culture, j’ai pu constater à quel point l’architecte, en tant que garant de la qualité du projet et de l’intérêt de l’usager doit se réapproprier l’acte de construire dans la chaîne de valeur immobilière. La stratégie bas carbone lui redonne un rôle essentiel dans la reconstruction et la réhabilitation de la ville décarbonée. Il est en quelque sorte au cœur du procès en apportant les solutions aux défis écologiques, environnementaux et sociétaux que nous devons surmonter ces prochaines années.

> Halle de Ancy Architecte : Christophe Aubertin Voligeage en pin noir issu des forêts communales

Christine Leconte : en tant que présidente du Conseil National de l’Ordre des Architectes, je constate l’immense challenge de notre profession dans cette période particulière de notre histoire. Grâce à leur formation très transversale, les architectes se sont appropriés les défis qui nous attendent. Ils trouvent des solutions spatiales, techniques, sociologiques à travers la fabrication des projets architecturaux. Il faut pourtant améliorer le processus car ces solutions sont portées par des architectes dits « pionniers » qui se confrontent à des contraintes permanentes. Ces freins sont multiples et il faut les lever pour avancer vers une meilleure prise en compte des enjeux de sobriété. Sur le plan technique et économique : les normes ne sont toujours pas adaptées privilégiant encore aujourd’hui une construction datée du 20ème siècle ; les coûts actuels de certains matériaux ne baisseront pas tant que les volumes d’approvisionnement ne seront pas conséquents ; les artisans manquent d’une formation privilégiant le développement de certaines filières locales… Sur le plan philosophique et politique : le temps consacré à l’innovation lors de la conception n’est que trop rarement pris en compte par le client et une méfiance d’un grand nombre d’acteurs pour innover « au détriment » de la productivité se fait encore sentir même si cette méfiance est bien moins présente, et heureusement depuis quelques temps. Dans le cadre des défis actuels que tu as rappelés, oui l’architecture et donc les architectes sont au cœur de ces nouveaux enjeux. Car le challenge est immense et demandera de «faire mieux, avec moins» (de matière, de sol…). C’est ce que font de nombreux architectes qui depuis des années ont développé une pratique responsable au sein de leur agence, dont la philosophie répond à ces enjeux.

Le challenge, aujourd’hui, c’est de passer de cette pratique pionnière d’agence à l’élaboration d’une pratique ordinaire en donnant les moyens aux architectes de valoriser les recherches et le développement.

L’exemple des filières montre comment l’architecte devient créateur de valeur par l’émergence de nouvelles économies locales. Au même titre que l’alimentation en circuit court, l’architecture en circuit court favorise le lien entre un territoire et ses ressources, crée une économie locale non délocalisable et des emplois pérennes. Dès lors, un plan de relance de l’Etat qui concernerait la construction devrait devenir un levier d’investissement économique pour les filières et non unique- ment une dépense pour l’Etat. Lorsque l’Etat finance massivement des rénovations thermiques, plutôt que d’acheter nos isolants à l’étranger il aurait été pertinent, et le sera à l’avenir, de demander une éco- conditionnalité des aides permettant notamment aux filières des isolants sains et locaux de se développer. Cela aiderait les filières biosourcées, et géosourcées, mais aussi les artisans à s’implanter sur le territoire et à créer de nouvelles économies de proximité. D’une dépense faisons un investissement. Depuis longtemps les architectes sont impliqués dans le développement de ces filières. Tout le monde connaît la province du Vorarlberg en Autriche. Celle-ci possède un climat semi-montagnard difficile et est largement recouverte de forêts. Avant 1980, cette ressource n’était que très peu exploitée : c’est autour de l’architecte Hermann Kauffmann que la ressource a commencé à être exploitée. Cet architecte a convaincu les élus de la région de ce potentiel : à partir de là, la région a développé une filière locale autour de la construction en bois. Ils ont alors reconstruit la région avec des bâtiments en bois durables, sains et performants. En quelques années, ce modèle de construction en circuit court a créé de nombreux emplois et peu à peu est née une économie de proximité qui est réinvestie localement. Une architecture plus vertueuse et confortable est désormais au service des habitants. Cet exemple pourrait essaimer car chaque territoire possède sa propre ressource et il existe autant de solutions qu’il y a de régions. Les nouvelles filières locales de production de matériaux de construction sont un vivier de création de valeur et d’emplois locaux non délocalisables, permettant d’en finir avec la mondialisation des matériaux. Favoriser l’échange d’expériences pour relocaliser la production dans la proximité permet de réduire le commerce de biens tout en tissant des liens.

Ingrid Nappi : cela me fait penser au changement de paradigme que j’ai pu constater tout au long de ma carrière. J’ai beaucoup écrit sur ce sujet, notamment sur le passage, en l’espace de ces trente dernières années, d’une approche patrimoniale de l’immobilier à une approche financière puis plus récemment depuis la crise financière de 2008, à une approche en terme de valeur d’usage.

Le passage de la valeur patrimoniale de l’immobilier – en d’autres termes, on détient de l’immobilier sur un horizon de placement à très long terme, parfois générationnel, en considérant l’immobilier comme une valeur refuge contre l’inflation – à la valeur financière, c’est-à-dire basée sur un raisonnement de plus court terme, s’est produit à l’occasion de la crise immobilière des années 1990 où des millions de mètres carrés de bureaux vides avaient été construits en quelques années sans utilisateurs. La question était alors : quelle est la valeur d’un immeuble vide sans revenus locatifs qui, de surcroît, perd de la valeur étant donné les charges d’exploitation qui, elles, continuent à courir ?

Dans ce contexte de crise immobilière, la valeur de l’immeuble ne correspond plus à l’approche patrimoniale qu’on s’en faisait jusqu’alors, avec une valeur basée sur les coûts de production et la valeur du foncier, mais se détermine par la promesse des flux de revenus locatifs actualisés, sur le modèle de la valeur financière d’un actif financier.

« L’architecte, en tant que garant de la qualité du projet et de l’intérêt de l’usager doit se réapproprier l’acte de construire dans la chaîne de valeur immobilière »

[Ingrid Nappi]

Plus tard, la crise financière de 2008 marquée par la chute de Lehman Brothers et les difficultés de nombreux établissements financiers et acteurs de la finance en lien avec le phénomène de la titrisation des immeubles, déconnecté des sous-jacents, a recentré l’approche de la valeur sur la notion d’usage. La question est alors : comment expliquer de la part des financiers une telle ignorance des sous-jacents, des utilisateurs des immeubles alors que la titrisation bat son plein sans connexion avec la réalité ?

« L’architecture rapproche ainsi l’industrialisation de l’artisanat en créant des ponts entre “faire massivement” et “faire localement” »

[Christine Leconte]

Au même moment, les préoccupations environnementales révèlent que les bâtiments sont l’un des principaux émetteurs de gaz à effet de serre et que la très grande majorité du parc immobilier est complètement obsolète au regard des nouvelles normes environnementales qui se développent. Dans cette conception de la valeur d’usage, on recentre la valeur sur l’utilité et sur les services rendus aux occupants (qu’ils soient matériels ou immatériels), sur la notion de besoins et surtout sur la qualité du bâtiment pour l’usager (sa performance et son confort thermique, son confort acoustique, la qualité de l’air, le confort d’été et d’hiver) et tout ce qui tourne autour du bien-être de l’usager. Le concept de valeur verte n’est pas nouveau pour les investisseurs. La taxonomie et les nouveaux critères ESG rendent aujourd’hui la valeur environnementale indiscutable dans les arbitrages d’investissements immobiliers.

Christine Leconte : l’intervention sur l’existant est devenue une priorité majeure pour les architectes. 80 % de la ville de 2050 est déjà là et c’est ici que les efforts doivent être portés, tant pour limiter les consommations d’énergie que pour adapter nos habitats aux nouvelles conditions climatiques. C’est un levier immense pour la création architecturale que de partir de l’existant. Cela veut dire travailler l’histoire du lieu, social, technique, environnemental… et même économique. Cela élargit fortement les missions de l’architecte qui doit forcément s’impliquer dans le diagnostic pour faire émerger le projet d’architecture cohérent et décarboné.

C’est totalement ce que fait l’agence Brunnquell André en réhabilitant les HBM Sthrauh dans le 13ème arrondissement ou au 5 toits boulevard Exelmans dans le 16ème arrondissement de Paris, en travaillant sur la reconversion d’une ancienne caserne en logements sociaux pour le bailleur Paris Habitat. La connaissance du lieu est majeur pour faire projet. Mais je voudrais revenir sur le rôle majeur des architectes pionniers.

Car le Vorarlberg n’est pas le seul exemple. Ce qui s’est passé là-bas hier et qui continue de se développer aujourd’hui peut arriver en France. Ainsi, sous la houlette de l’agence d’architecture Joly/Loiret, expert en construction terre, est né le projet « Cycle Terre » porté aujourd’hui par un réseau d’acteurs plus élargi avec notamment le promoteur Quartus, autour d’une usine de fabrication de briques de terre crue issues de la « valorisation » des déchets du Grand Paris Express. Cette terre que l’on a longtemps considéré comme un déchet au siècle dernier… avant de se rendre compte de son potentiel technique, constructif, et ses qualités notamment en termes de confort et d’inertie thermique. Bien sûr, toutes les terres ne se valent pas ! C’est à partir de la recherche réalisée au sein d’une agence d’architecture, autour des modes constructifs et des qualités du matériaux (bien être, santé, confort) qu’est né le projet développé ensuite avec les autres acteurs et des laboratoires scientifiques d’université.

Dans d’autres régions, ce sont d’autres architectes qui réfléchissent à partir des matériaux locaux. L’exemple de l’agence d’architecture « Studio Lada » est flagrant dans le Jura. L’utilisation d’un bois local est une priorité pour eux, à tel point qu’ils réinventent les modes constructifs et notamment, parce que le bois local est parfois plus souple et moins capable d’être « porteur » sur de longues distances, ils réinventent des typologies de charpente à petites sections, mais porteur sur de grandes distances, c’est magnifique et en circuit court. En limitant les colles et autres solvants, tout est pensé dans le travail de mise en œuvre. Un travail de recherche et de création au sein de l’agence qui permet aux élus locaux d’avoir, in fine un équipement public vertueux en terme d’approvisionnement et qui permet de faire travailler les artisans locaux. Mais également un ouvrage d’art unique, totalement créatif et sortant de la standardisation d’une structure basique en lamellé collé. Ici, chacun peut admirer et s’approprier l’atmosphère et, ainsi, se créer des souvenirs. L’architecture rapproche ainsi l’industrialisation de l’artisanat en créant des ponts entre « faire massivement » et « faire localement ».

Tous ces nouveaux talents, tous ces nouveaux pionniers élargissent leur champ d’action et font plus que de répondre à une simple commande : ils actionnent les leviers de la modernité et anticipent les nouveaux besoins économiques. C’est en cela, par exemple que l’incubateur FAIRE du pavillon de l’Arsenal récompense de jeunes architectes talentueux qui en sont lauréats. Il les accompagne pour créer de la valeur à partir de questionnements architecturaux transversaux : cela peut être social, technique ou écologique. On constate, dès lors, que l’architecte a vocation à être présent bien plus largement que sur une simple mission de conception.

Ingrid Nappi : cela m’amène, enfin, à la formation des architectes. A ce sujet, j’ai le plaisir d’animer au Sibca une table ronde dédiée aux formations bas carbone que dispensent aujourd’hui les écoles d’architectures, les ENSA, qui réfléchissent depuis longtemps et sont pionnières pour certaines sur les formations liées à l’écologie et à l’environnement, aux notions d’économie circulaire avec de nouvelles façons de concevoir en travaillant avec les filières de proximité notamment dans le réemploi, le recyclage et les ressources renouvelables et locales. La construction bas carbone est à présent largement intégrée en tronc commun dans la plupart des ENSA ; certaines ont, en outre, mis en place des formations spécifiques en formation initiale au niveau Bachelor et Master pour les nouvelles générations. Il convient aujourd’hui également de développer la formation exécutive, c’est-à-dire former les anciennes générations à ces nouvelles techniques pour répondre à ces nouveaux enjeux.

Par ailleurs, je suis ravie également de participer et d’animer une conférence entièrement dédiée à l’état de la recherche et de l’innovation sur la construction et les matériaux bas carbone, notamment avec Philippe Rizzotti qui s’intéresse, parmi tant d’autres, à l’empreinte environnementale de l’acte de construire. Il est aujourd’hui essentiel d’utiliser des matériaux moins énergivores et de regarder les filières et circuits courts d’approvisionnement des matériaux de construction.

Christine Leconte : tout ce bouleversement annonce la fin de la « Ville facile » fabriquée à l’opportunité. Pour « réparer » cette ville, cela demandera un immense travail de réflexion architecturale et urbaine. En quelque sorte, on devra utiliser « plus de matière grise pour utiliser moins de matière première ». Ce qui est difficile à percevoir en architecture, c’est le rôle de l’innovation. Car si elle n’est pas toujours visible c’est qu’elle est intrinsèquement liée à l’acte d’architecture. De fait, tout projet d’archi- tecture requiert de l’innovation car il est unique et in situ.

ASPHALTE JUNGLE

Cependant, ce que l’on peut voir, c’est que certaines agences poussent l’innovation bien au-delà d’une vision in situ. Elles développent des savoir-faire et du R&D qui pourraient être fortement valorisés et qui représentent une valeur économique. Celle-ci n’est pas toujours valorisée dans la « valeur économique » de leur agence s’ils devaient la vendre.

Certaines agences développent une expertise propre dans certains domaines : Canal architecture sur la réversibilité, l’atelier Philippe Prost sur le travail patrimonial, ou encore, sur un volet environnemental, une agence comme Dumont Legrand sur le développement du matériau chanvre. Dans ce cadre, les architectes sont souvent moteur de la recherche. Ils proposent et absorbent le coût de la recherche qui est rarement valorisée dans le cadre de leur commande de projets ce qui n’est pas logique et contraire à ce qu’il se passe dans la plupart des entreprises. En revanche, lorsque l’opération est livrée, le donneur d’ordre valorise souvent cette innovation… en oubliant le nom de l’agence d’architecture !

C’est toute l’ambiguïté de considérer aujourd’hui l’architecte uniquement comme un artiste, mais pas comme un chef d’entreprise… qu’il est ! Au même titre que les autres. Entreprendre, c’est aussi créer de la valeur et pouvoir revendre un savoir-faire. C’est aussi vrai pour les agences d’architecture.

Ingrid Nappi et Christine Leconte : « l’architecte, au cœur de la transformation bas carbone et de la valeur environnementale »