Quand le crédit ne va pas, rien ne va !

Depuis plusieurs mois déjà, et bien avant le déclenchement de la guerre en Ukraine, l’activité des marchés immobiliers fléchit, après avoir hésité dès la fin de l’été 2021. Tous les moteurs de l’expansion des marchés qui avaient bien fonctionnés jusqu’alors se sont mis progressivement en panne : l’accès aux crédits immobiliers s’est resserré, les dispositions dérogatoires concédées par le HCSF dans le neuf n’étant plus suffisantes ; le PTZ a perdu de sa capacité à solvabiliser une demande face à la hausse des prix de l’immobilier qui, en dépit de certains pronostics, ne ralentit pas ; les conditions de crédits se dégradent avec la remontée des taux d’intérêt accentuée par le dérapage de l’inflation héritée de la crise sanitaire et renforcée depuis le déclenchement de la guerre en Ukraine ; la hausse des coûts des matériaux de construction et la persistance des difficultés d’approvisionnement pèsent sur les capacités d’offre des constructeurs et des promoteurs immobiliers ; les conséquences de la lutte contre l’artificialisation des sols, de la mise en œuvre de la RE2020 ou de la révision des SCoT se renforcent partout sur le territoire ; alors que le pouvoir d’achat se détériore rapidement, autant en raison du dérapage de l’inflation que des politiques salariales suivies depuis nombre d’années, entrainant dans son sillage le moral des ménages.

A partir de janvier 2022, la demande adressée à des constructeurs de maisons individuelles s’est donc affaiblie et le repli des ventes réalisées durant le 1^er quadrimestre est marqué : – 25,5 % par rapport aux 4 premiers mois de 2021, en glissement annuel, d’après le Markemétron. Un tel recul de l’activité était attendu et l’année 2022 a d’ailleurs commencé suivant le même profil intra annuel qu’en 2015 : les ventes réalisées depuis janvier sont de 1,1 % inférieures à celles du 1^er quadrimestre 2015, lorsque le secteur de la maisons individuelles sortait péniblement des 3 années de remise en cause de l’accession à la propriété le ministériat de Cécile Duflot. Les ventes réalisées par les promoteurs immobiliers ont aussi décroché depuis le début de l’année, ce secteur butant sur à peu près les mêmes contraintes que celui de la maison individuelle. Ainsi d’après l’enquête sur la commercialisation des logements neufs du SDES^[1], durant le 1^er trimestre la demande des particuliers (donc hors les ventes en bloc) a reculé de 8,5 % en glissement annuel.

[1] SDES, « Service des données et études statistiques » du ministère en charge du Logement.

Et comme sur les marchés du neuf, les achats de logements anciens réalisés par les particuliers ont reculé dès le début de l’année. Le recul s’est alors amplifié avec le déclenchement de la guerre en Ukraine et d’après le Baromètre LPI-SeLoger, sur le 1^er quadrimestre 2022 le nombre de compromis signés par des particuliers était en baisse de 10,4 %, en glissement annuel (de 17,2 % par rapport au 1^er quadrimestre 2019)^[2].

[2] Mais « le miracle du marché de l’ancien » émerveille toujours, si on en croit la dernière estimation présentée par le CGEDD : au 1^er trimestre 2022, le nombre d’actes estimés d’après ces calculs n’aurait reculé que de 0,7 %. Pourtant en 2021, pour 1 187 milliers d’actes estimés par le CGEDD, la Banque de France recense 858 milliers de prêts destinés au financement des achats de logements ancien par des particuliers : ce qui, compte tenu du nombre de prêts mobilisés par achat, correspond à 780 milliers de logements anciens financés. Ce qui reviendrait à accepter que plus de 400 000 achats seraient réalisés « au comptant » : ou bien que plus d’un tiers de l’activité décrite par cet indicateur ne concerne pas les particuliers, mais sans qu’aucune précision ne soit apportée à ce sujet (« Quand la statistique publique sème le trouble », Immoweek, Chronique, 6 mai 2021).

Toutes ces évolutions récessives ne doivent pas surprendre. Elles ne font que répondre au recul de la production de crédits immobiliers constaté depuis le début de l’année : d’après l’Observatoire Crédit Logement/CSA, le nombre de prêts accordés durant le 1^er quinquamestre a en effet diminué de 8,3 % en glissement annuel (et même de 23,4 % par rapport au 1^er quinquamestre de 2019). La chute n’a alors été que de 9,6 % dans le neuf qui bénéficie toujours des dispositions dérogatoires du HCSF (même si leur efficacité s’est érodée) : elle atteint cependant 20,8 % dans l’ancien qui non seulement ne peut compter sur aucun soutien public et qui de plus a dû faire face à la stricte application des recommandations du HCSF (sachant que d’après l’ACPR, 15,4 % des prêts accordés n’étaient pas « conformes au critère de taux d’effort » – le trop fameux 35 % – à la fin de l’année 2021), traversant de ce fait une zone de turbulences qui devraient s’atténuer à l’approche de l’été.

Tout n’est pas la faute aux taux

Il ne fait alors aucun doute, pour nombre des commentateurs, que la mauvaise passe traversée par les marchés immobiliers et la production de crédits s’explique par l’envolée des taux des crédits immobiliers accordés aux particuliers ! Il est vrai que l’explication est facile à entendre et elle est d’ailleurs ressortie de la boîte à outils à chaque fois que la conjoncture immobilière est dégradée. Car il va de soi que derrière la hausse des taux doit sans aucun doute se profiler la « mauvaise volonté » des établissements de crédits : comme cela fut par exemple le cas lors de la sortie du 1^er confinement^[3] ou, quelques années auparavant, lors du constat de la panne de la rénovation énergétique dans le parc privé^[4].

[3] Le formidable rebond d’activité qui avait alors été escompté par la ministre du Logement et les milieux professionnels n’ayant pas fait long feu, il fallait bien trouver une explication (« La banque payera ! », Immoweek, Chronique, 10 juin 2020).

[4] Lorsqu’à la fin de l’avant dernier quinquennat, la « découverte » de l’aggravation des difficultés de financement de la rénovation énergétique des logements du secteur privé s’était accompagnée de propositions « novatrices » censées remédiées à la carence du financement bancaire (« Financements de la rénovation énergétique des logements privés et déploiement du tiers-financement : état des lieux et perspectives », Plan Bâtiment Durable, mars 2017), mais sans que l’analyse des causes de la panne n’ait véritablement été présentée (« Un marché des travaux en panne ! », Immoweek, n° 862, 28 avril 2017, pp 10-11).

Pourtant, avec un taux moyen des crédits bancaires à 1,38 % en mai dernier d’après l’Observatoire Crédit Logement/CSA, les particuliers ne supportent pas un coût du crédit plus élevé qu’en mars 2019 (1,37 %) lorsque le marché des crédits était parvenu au zénith. D’ailleurs le taux moyen reste très en-deçà du rythme de l’inflation : qu’il soit mesuré à partir du niveau annuel glissant de l’IPCH (en mai, 3,53 % en glissement annuel) ou à partir de son glissement annuel (en mai, une variation sur un an de 5,79 %). Et ce taux d’intérêt réel qui est négatif depuis un an se fait de plus en plus négatif au fil des mois : une telle situation est exceptionnelle, ne s’étant jamais constatée depuis la fin des années 50 !

Il est aussi intéressant de remarquer que pour la Banque de France^[5], le taux moyen des « crédits hors renégociations » n’a cru que de 10 points de base entre décembre 2021 et avril 2022, pour s’établir à 1,16 % (une augmentation « modérée » de l’ordre de 20 points d’après le chiffre provisoire du taux à fin mai). Il est vrai que cette source publique n’est en général citée par la plupart des commentateurs que s’il s’agit de montrer que la production de crédits est dynamique, mais jamais s’il faut rendre compte de l’évolution ou du niveau du taux des crédits.

[5] « Crédits aux particuliers », Stat Info, Banque de France, 3 juin 2022.

Pourtant, une telle situation est favorable à l’emprunteur, si on limite le raisonnement aux seules conditions de crédit : car comme les établissements bancaires ont allongé la durée des crédits octroyés en même temps qu’ils s’efforçaient de contenir la hausse des taux, la charge de remboursement d’un crédit immobilier n’est guère plus lourde aujourd’hui qu’à l’automne 2021 ; surtout que même si la hausse des revenus reste moins rapide que celle des prix, le poids réel de la dette (le taux d’effort) se réduit d’autant plus vite que l’indice des prix s’accroit.

Surtout que jusqu’à présent, les établissements bancaires ont réussi à limiter la hausse des taux afin de préserver la solvabilité de la demande encore présente sur le marché. Elles bénéficient pour cela d’une épargne abondante et bon marché facile à mobiliser pour financer leurs prêts à l’économie. Elles peuvent de plus s’appuyer sur la politique de rachats des dettes privées suivie par la BCE depuis le déclenchement de la crise sanitaire en mars 2020, ce qui leur permet de disposer de ressources supplémentaires (et très bon marché) de financement de leurs engagements nouveaux : d’autant que les « incitations coercitives » (le taux négatif de 0,50 % appliqué aux dépôts des banques dormant à la banque centrale) participent au dynamisme de l’offre de crédits en amenant les établissements bancaires à prêter, même à faible taux, afin d’éviter de payer pour des ressources d’épargne « forcée » pénalisées par la BCE. Enfin et dans le même temps, la remontée des taux est forcément limitée par des taux d’usure qui ont encore été réduits par la Banque de France, pour une large part de la production : tels les prêts à plus de 20 ans pour lesquels, contre toute logique, le taux d’usure a été légèrement diminué à compter du 1^er avril 2022^[6] (après avoir stagné pendant un semestre).

[6] Si la Banque de France avait voulu réduire encore plus les capacités d’accès au crédit des ménages faiblement dotés en apport personnel, elle n’aurait probablement pas fait mieux. D’autant que la récente réforme de l’assurance emprunteur (dite réforme Lemoine) va renforcer les difficultés d’accès au crédit de ces candidats à l’emprunt (phénomène de l’antisélection, surfacturation des primes de risque, …). Mais cela pose aussi (et beaucoup) problème aux intermédiaires de la distribution qui doivent de fait rogner un peu plus sur leurs commissions.

Ainsi, comme il n’existe plus depuis de nombreuses années de lien mécanique entre le taux des crédits immobiliers et celui de l’OAT à 10 ans, dans un tel contexte de modération le taux d’intérêt moyen ne s’est accru que de 32 points de base depuis décembre 2021, pendant que celui de l’OAT augmentait de 146 points : soit 4,5 fois plus que l’augmentation du taux des crédits immobiliers mesurée par Crédit Logement/CSA.

Une augmentation de l’apport personnel dévastatrice

Le renforcement des difficultés d’accéder à un crédit immobilier constaté depuis près de deux ans ne tient donc pas forcément au niveau des taux ou à leur évolution récente. En revanche, la mise en œuvre de la norme de 35 % de taux d’effort a lourdement pesé sur la demande : par exemple, d’après l’Observatoire du Financement du Logement (Institut CSA), 16,4 % des seuls accédants à la propriété supportaient encore un taux d’effort de plus de 35 % en 2021.

Ainsi, les établissements bancaires ont nettement relevé leurs exigences à l’égard niveau de l’apport personnel des candidats à l’emprunt. Les taux d’apport ont donc littéralement « explosés », en hausse de 48 % depuis la recommandation du HCSF de décembre 2019 (Crédit Logement/CSA) : ils étaient descendus à des niveaux jamais observés par le passé, permettant au marché de se développer bien au-delà de ce qui était connu jusqu’alors grâce à l’arrivée de ménages jeunes ou modestes faiblement dotés en apport personnel mais qui désormais ne bénéficient plus que d’un accès limité au crédit.

D’ailleurs, afin d’illustrer les conséquences des exigences imposées aux banques depuis deux années, la montée de l’apport personnel représente maintenant 19 000 € supplémentaires (près de 15 000 € pour les ménages modestes – revenus inférieurs à 3 SMIC – et 25 000 € pour les plus aisés – 5 SMIC et plus -) que le candidat à l’emprunt doit pouvoir mobiliser. D’après l’Observatoire du Financement du Logement, un tel accroissement revient à augmenter de 45 % l’apport des 53 % d’accédants à la propriété disposant d’un revenu annuel inférieur à 3 SMIC (ou encore, 6 mois de revenus totalement épargnés !) : ce qui est difficile à envisager, sans un coup de pouce^[7]. En revanche, l’accroissement n’est que de 15 % pour les 17 % d’accédants dont le revenu annuel est supérieur à 5 SMIC ! Sachant que les revenus de ceux qui peuvent « encore » emprunter sont ont cru de plus de 6 % depuis un an.

Il n’est donc pas étonnant que l’activité du marché des crédits (et dans son sillage celle des marchés immobiliers) recule. Mais il serait inexact d’affirmer, comme cela est souvent le cas, qu’en fait tout cela n’est que le résultat de pratiques nouvelles. Car indépendamment des circonstances particulières actuelles, depuis très longtemps déjà, l’octroi des crédits est conditionné par une analyse du risque de l’emprunteur : les modalités d’octroi sont définies par les établissements distributeurs et intégrées dans leurs méthodes d’identification et d’évaluation des risques de défaut des emprunteurs (les modèles de « scoring »). L’emprunteur doit en effet (ce qui constitue une des vieilles exceptions du modèle français de financement du logement, à la différence par exemple du modèle anglosaxon) être en capacité de rembourser le crédit, les remboursements mensuels doivent être supportables, les revenus de l’emprunteur doivent être réguliers, ses dépenses de la vie courante maîtrisables, son reste à vivre confortable …

Et au final, ce n’est pas l’augmentation du prix de l’essence, ni celle des taux, ni la plus grande frilosité des banques, ni la guerre en Ukraine … qui sont à l’origine de la chute de la production de crédits constatée depuis le début de l’année. Mais bel et bien le choix mûrement assumé par le ministre de l’Economie et le gouverneur de la Banque de France de rationner l’accès au crédit des ménages modestes et/ou faiblement dotés en apport personnel.

[7] D’ailleurs, si un taux d’effort ne dépasse pas les 35 %, c’est (presque toujours) pour une ou plusieurs de ces raisons :

Un niveau de revenus élevé (ou un héritage, une donation, …) permettant à l’emprunteur de disposer d’une épargne préalable importante : son taux d’apport personnel sera important et il limitera le recours à l’endettement.
Un achat immobilier à un coût permettant de peu s’endetter : l’emprunteur délocalisera son achat (la périphérie, plutôt que le centre-ville ; le périurbain ; …) ou choisira un bien de moins bonne qualité qu’espéré (des travaux à réaliser, un – très – petit espace extérieur, …). Le bien est moins cher, il ne nécessite pas un recours trop important au crédit.
Une offre de crédits à des conditions très avantageuses : un taux d’intérêt très bas et une durée de remboursement élevée, par exemple. Ou alors, l’appui d’un prêteur complémentaire « social » (caisse de retraite, employeur, …).

Michel Mouillart
Professeur d’Economie FRICS

Michel Mouillart : "quand le marché des crédits immobiliers se grippe"