Ils croyaient la satisfaction de leurs besoins énergétiques assurée par la production électrique renouvelable, en attendant la sortie du nucléaire, la fin des moteurs thermiques et le renoncement aux énergies fossiles, et voilà que l’indisponibilité de la moitié du parc de réacteurs entraîne la réactivation de la centrale à charbon de Saint-Avold, tandis que l’Allemagne brûle du lignite pour s’éclairer et bientôt, pour se chauffer.

La principale faiblesse des économies européennes résidait, paraît-il, dans une inflation insuffisante : voilà, du moins, une lacune comblée !

L’argent était gratuit et s’endetter était, en soi, une bonne affaire ; et voici que les taux d’intérêt flambent et que le coût de la dette publique dépassera, en 2023, le double du budget de la défense !

La « Grande Illusion » dont le pays devra se guérir consiste à cultiver des impératifs catégoriques inconciliables. Ainsi devons-nous réindustrialiser la France, puisqu’à ce jour, seulement 36 % des biens matériels consommés par les Français sont encore fabriqués dans nos usines. Mais celles-ci ont besoin de foncier pour se moderniser et pour vertueux qu’il soit, le principe de « zéro artificialisation nette » devra être appliqué avec un grand discernement pour ne pas aboutir à la sclérose du tissu économique, et notamment de la logistique, ainsi que de l’habitat et, corrélativement, à la ruine des collectivités locales dont les budgets ont été alimentés, depuis un demi-siècle, par le miracle de l’extension de la constructibilité des sols.

Le coût des matériaux de construction flambe, celui de l’énergie également, les taux d’intérêt grimpent, désolvabilisant bon nombre d’acquéreurs ; dans ces conditions, les prix doivent diminuer pour rétablir l’équilibre du marché des logements neufs, ce qui ne peut résulter que de la baisse des coûts des charges foncières. Las, ils ne cessent de croître dans tous les registres : résidentiel, logistique, industriel, par l’effet de la « ZAN » notamment, de telle sorte que l’ajustement s’opérera non pas à travers les prix, mais par les quantités, c’est-à-dire par la restriction de l’offre : les « insiders » en profiteront, les « outsiders » en pâtiront.

Un effort supplémentaire s’imposera pour la rénovation du parc existant, puisque la déconstruction/reconstruction s’avère trop polluante. Le rythme de rénovation du parc locatif social était déjà relativement élevé, et si l’Agence Nationale pour la Rénovation Urbaine, à ses débuts, exigeait d’importants programmes de démolitions, elle privilégiait alors la dimension urbanistique, pour « casser » les grands ensembles, modifier leur image déshumanisante et pour renouveler la sociologie des résidents. Ajoutons que les contraintes techniques compliquent la plupart des rénovations : l’insonorisation défectueuse des planchers, les édicules multiples sur les toitures terrasses qui neutralisent les deux tiers des surfaces, les circulations trop étroites en regard des normes « handicaps ». Au final, 2 000 euros/m² pour une réhabilitation, 5 000 euros/m² pour une surélévation, toutes charges financières à absorber sans augmentation significative des loyers.

Il suffit de se remémorer la rénovation des immeubles de la rue de la République, à Marseille, pour apprécier l’ampleur de ces obstacles qui n’étaient pas sans rappeler la réflexion de Baltasar Gracián dans « L’esprit de cour » à propos des bâtiments mal finis par insuffisance de fonds « dont l’entrée sent le palais, et l’intérieur, la cabane » !

Bien sûr, la maintenance du patrimoine constitue une obligation collective indéniable et nos cités jardins, nos résidences ouvrières, nos HBM sont des marqueurs historiques que nous devons préserver, pour ne pas évoquer le Familistère de Guise ni même le Collège des Bernardins, qui débute sa « cinquième vie », pour le moins ; mais à quel prix !

Des gisements de réinvention existent : de la même manière que la pénurie croissante de minerais (et pas seulement les fameuses « terres rares », qui ne le sont pas tant que ça !) risque fort de freiner la transition écologique si nous ne parvenons pas à réexploiter les rejets d’extraction minière du 19ème et du 20ème siècles, sommairement triés, nous devons prendre à bras-le-corps la question des reconversions de sites industriels abandonnés, ainsi que la reconfiguration de nombreux centres commerciaux dont le raccordement à l’environnement urbain doit être repensé.

Deux questions essentielles se posent à cet égard : comment financer sur dix à douze ans le portage de telles opérations pour un coût acceptable, et comment en réduire la durée et le risque de non-aboutissement, en simplifiant les procédures ?

Lorsqu’au début des années soixante, le Général de Gaulle s’est trouvé confronté à une mutation démographique dont on sous-estime l’ampleur, combinant effets du « baby-boom », de l’exode rural et de l’arrivée de deux millions de « rapatriés » d’Algérie, il a confié à un « préfet de choc », Paul Delouvrier, la construction d’une dizaine de villes nouvelles, aujourd’hui injustement décriées, mais que nous serions bien en peine de reproduire.

Il ne s’agissait pas d’une idée neuve : les Grecs, les Romains, le Moyen Age, l’Ancien Régime (pensons à Vauban), le Second Empire en ont érigé des dizaines ; et nombre d’Etats émergents ont ainsi, parfois symboliquement, construit de nouvelles capitales : Ankara, Brasilia, sans oublier… Washington… En France, l’édification de Mourenx avait impressionné Kroutchev au cours d’une visite d’Etat, même si les exemples de Richelieu ou de Neuf-Brisach auraient pu être plus inspirants en terme de qualité architecturale.

Le tout est que, loin d’ignorer les intérêts locaux, la démarche engagée par Paul Delouvrier, à travers ces « Opérations d’Intérêt National » (OIN), tendait à surmonter les blocages administratifs en restituant à l’Etat les moyens d’assumer ses responsabilités. Il n’existe pas d’autre solution, aujourd’hui encore, pour engager un véritable processus de réindustrialisation, voire même d’enrayer la poursuite d’un mouvement de désindustrialisation toujours à l’œuvre, faute de quoi les grands projets se localiseront en Pologne ou en Allemagne, si tel n’est pas déjà le cas. Et il faudra bien s’inspirer de ces exemples pour accélérer la rénovation des périphéries urbaines, enlisée dans des procédures longues et incertaines, s’agissant notamment de la reconfiguration de ces « grands ensembles » d’un nouveau genre que constituent les grands centres commerciaux et les immenses espaces stérilisés qui interdisaient, à l’origine, toute concurrence de proximité, écartant par la même occasion toute possibilité de raccordement harmonieux au tissu urbain.

La « Grande Illusion » qui subsiste encore de nos jours, c’est que l’Etat, dispersé dans de multiples divertissements dans lesquels sa légitimité n’est pas évidente, aurait de moins en moins la vocation d’intervenir pour faciliter les grands projets véritablement stratégiques qui déterminent l’avenir du pays. C’est de cette torpeur que la crise qui vient devrait contribuer à nous extraire.

Encore faut-il qu’au préalable, des priorités claires, traduites à travers des procédures d’exception comme les OIN, permettent de redonner à l’action publique une cohérence qui tend parfois à se dissiper dans l’entrelacs d’injonctions contradictoires.

André Yché

André Yché : "Illusions perdues"