Les stocks et les flux

Personne n’a jamais vécu des actifs figurant dans un bilan, mais des produits qu’ils engendrent ; c’est avec les revenus extraits (ou non) par les actifs que l’on consomme, qu’on investit et qu’on rembourse une dette ; l’actif est donc un support de confiance sociale d’un double point de vue : il fait figure de garantie pour lever des financements, notamment sous forme de prêts ; mais sa valeur n’est elle-même que le fruit de conventions sociales, de la confiance dans l’exécution des contrats et dans le verdict des marchés… Ce qui compte réellement, ce sont les flux qui font la vie économique et sociale et, de fait, la vie tout court.

L’impact des finances publiques : prélèvements, redistribution, subvention.

L’Etat vit au jour le jour : il n’existe pas de comptabilité sérieuse des patrimoines publics puisqu’ils ne produisent que des revenus purement conventionnels et relativement modestes, hors référence de marché. Et donc, hors succession (la possibilité d’un règlement en dation), les prélèvements s’opèrent sous forme de flux, quelle qu’en soit l’assiette : patrimoine, revenus… La justification économique du prélèvement sur le patrimoine consiste dans l’érosion sociale de la rente en tant que ressort d’innovation et de progrès : encore faut-il qu’une fiscalité excessive ne décourage pas la reconstitution de la rente, c’est-à-dire l’épargne et l’investissement.

Dans cette perspective, la redistribution comporte des effets économiques en alimentant des revenus d’origine non économiques, mais politiques puisqu’ils constituent, en quelque sorte, le prix de l’assurance qui garantit, théoriquement, le respect des règles et normes sociales qui, en d’autres temps, était imposé par la force répressive. Son niveau relatif traduit donc, en quelque sorte, la fragilité de l’ordre politique et social.

Quant à la subvention, quelle qu’en soit la forme (budgétaire ou fiscale), elle vient réduire, en apparence, le flux d’investissement nécessaire pour la constitution d’un actif économique (c’est-à-dire produisant un revenu récurrent) ou social (c’est-à-dire, comme la redistribution, produisant de l’utilité sociale).

Plus fondamentalement, toute subvention, dans le champ économique, tend à améliorer artificiellement la rentabilité d’un investissement dont le coût est trop élevé (incluant la fiscalité elle-même) en regard des produits escomptés. Concrètement, elle a pour effet de compenser le coût trop élevé des « intrants » dans le processus productif, comparé au rendement trop faible de l’investissement dans les conditions de marché.

Ainsi, une question fondamentale survient pour l’ensemble des acteurs économiques dès lors que les pouvoirs publics, pour diverses raisons, ne peuvent plus opérer par voie de subvention : comment survivre en période de sobriété budgétaire et fiscale ?

Puisqu’il n’est que deux ressorts pour susciter une décision d’investissement, c’est-à-dire pour engendrer de nouveaux flux de revenus publics et privés – in fine, telle est la principale, voire la seule préoccupation de la puissance publique – à savoir la création de valeur par consolidation des flux actualisés ou, alternativement, la subvention publique et que cette dernière solution est interdite (pour diverses raisons de niveau de la dette souveraine, mais surtout de productivité insuffisante corrélée à la persistance des « déficits jumeaux » : budgétaire et commercial), il ne reste qu’à réduire le coût des « intrants », c’est-à-dire, au premier chef, celui de la rente foncière.

Méthode séculaire de sortie de crise : l’euthanasie des rentiers !

Au cours de la phase la plus critique de la guerre de Cent Ans, alors que la couronne de France est revendiquée par le roi d’Angleterre Henry VI, la situation économique est désastreuse et le commerce, à l’arrêt. Pour relancer les échanges et soutenir l’entrepreneuriat, Charles VII va inaugurer une politique constante en laminant les rentes fondées sur la « propriété éminente » des seigneurs laïcs et religieux, au profit de la « propriété utile » des entrepreneurs et commerçants. Il est significatif qu’à cette époque, son rival anglais préconise la même solution !

Ainsi, la destruction de la rente foncière va s’imposer en tant que méthode de relance des flux de transactions, y compris lors des grandes mutations urbaines des deux derniers siècles : les travaux d’Haussmann, la Reconstruction d’après-guerre, le lancement des villes nouvelles avec la constitution des « Zones d’aménagement différé ». Rien de bien nouveau depuis Charles VII jusqu’à nos jours ! Il reste à définir les moyens de la destruction de la valeur des « intrants », c’est-à-dire de la rente foncière ; sachant que la fin de l’étalement urbain (financement des réseaux, ZAN qui en découle…) modifie drastiquement la notion de « charge foncière » » dans une économie de la transformation des actifs : il ne s’agit plus de foncier aménagé, mais d’actifs fonciers et bâtis à remembrer et à transformer, avant densification…

Dans cette perspective, trois voies essentielles s’offrent à la puissance publique, qui méritent d’être explorées :

la fiscalisation croissante des actifs improductifs, au titre d’une détention spéculative ;
une loi foncière dans les espaces métropolitains plafonnant, par voie fiscale, les plus-values de cession excessives au regard de la réutilisation des actifs concernés ;
des signaux adressés aux porteurs d’actifs obsolètes incitant à des arbitrages rapides, pour éviter la constitution de nouvelles friches urbaines.

En conclusion : pour créer de la valeur, il faut commencer par en détruire !

Il est essentiel de percevoir que la crise immobilière (logements, bureaux, centres commerciaux et demain, inévitablement en regard de la régulation des accords de libre-échange, équipements logistiques…) dépasse largement sa dimension sectorielle pour refléter une crise systémique globale, fruit d’une conjonction exceptionnelle de facteurs conjoncturels et structurels.

Conjoncturels, liés aux coûts de production, aux taux d’intérêt, mais surtout à l’explosion des liquidités générée à l’occasion de la crise sanitaire, à travers notamment l’inflation du bilan des banques centrales en titres d’Etat qui explique en grande partie la survalorisation des actifs au détriment des flux de transaction, c’est-à-dire du dynamisme économique.

Structurels, dûs aux prémices de l’irruption de l’intelligence artificielle dans tous les secteurs de l’économie qui frappent initialement le tertiaire administratif (les bureaux) et commercial (les centres commerciaux) avant de s’étendre à l’ensemble des emplois productifs indirects de l’économie.

Le rétablissement des flux de transactions implique donc la destruction des rentes obsolètes, en faveur de la reconstitution de nouvelles rentes adaptées aux conséquences de la rupture technologique imminente.

Dans cette perspective, le logement intermédiaire, moins sensible à la rigueur budgétaire car répondant à un besoin essentiel, dispose de belles perspectives d’avenir dont la résilience résulte de son utilité sociale.

André Yché

André Yché : "l’économie immobilière à l’heure de la crise des finances publiques"