Les crises successives de ces dernières années ont malmené les opérateurs de la vie économique, et notamment bailleurs et preneurs à bail commercial.

Du fait d’abord de la crise sanitaire liée au Covid-19, puis de la guerre en Ukraine et, désormais, de la crise liée à la flambée des taux d’intérêt bancaires, bailleurs et preneurs à bail commercial ont été confrontés à d’importantes difficultés qui, bien que de natures différentes, les ont fait parfois vaciller.

En témoignent notamment, pour tous, le nombre de procédures collectives qui a retrouvé, peu ou prou, son niveau d’avant Covid-19 (mais pas plus) et, pour les bailleurs, le taux de vacance des immeubles, ainsi que les difficultés à faire sortir de terre les projets en l’état futur d’achèvement.

Cet article a vocation à refléter les grandes tendances que nous avons pu observer ces dernières années dans notre activité de praticiens des baux commerciaux. Compte-tenu de leur disparité, nous les avons présentées de manière chronologique, étant bien sûr précisé que les évènements décrits ont pu évoluer, dans leurs causes et leurs effets, au fil des périodes exposées.

Cette rétrospective des dernières années exprime notre ressenti sur l’évolution du marché et les attentes de nos clients.

La crise sanitaire liée au Covid-19

Au mois de mars 2020, et avant même les premières mesures de confinement liées à la pandémie de Covid-19, la question la plus brûlante dans les relations bailleurs et preneurs a, bien sûr, été celle de la poursuite du paiement des loyers.

De nombreux acteurs ont réussi à se concerter – à l’appel des pouvoirs publics et des associations et fédérations professionnelles – et à parvenir à des solutions amiables et équilibrées, souvent par le biais d’avenants à leurs baux (baisses temporaires de loyer, abandons de créances, aménagements des modalités de paiement des loyers…).

Pour d’autres, en revanche, les différends ont été portés devant les tribunaux.

La jurisprudence sur le sujet, très abondante, s’est révélée contrastée jusqu’à trois arrêts de la Cour de cassation (Cass. 3ème civ. 30 juin 2022, n° 21-19.889 – n° 21-20.127 – n° 21-20.190) qui ont levé tout doute sur le fait que les loyers étaient dus pendant la période de fermeture administrative du 15 mars au 11 mai 2020 – sans préjudice, bien sûr, de l’application de toute réglementation spéciale en faveur notamment des TPE/ PME – et que l’invocation de la perte partielle ou totale de la chose louée, du défaut de délivrance de la chose louée par le bailleur, de l’exception d’inexécution et d’un cas de force majeure est inopérante.

Cette position a été réaffirmée depuis.

A la même période, le télétravail s’est imposé à marche forcée, à la fois pour les employeurs et les salariés.

La fin de l’état d’urgence sanitaire n’a, pour autant, pas entraîné sur ce sujet le retour à l’état ante : la forte volonté des travailleurs de pouvoir poursuivre, au moins partiellement, le télétravail, a consacré l’évolution des pratiques sur ce sujet.

De ce fait, les locaux de travail ont pu s’avérer, dans certains cas, très surdimensionnés par rapport à leur taux d’occupation effective.

Ces situations ont conduit certains locataires à donner congé – ou à négocier des départs anticipés – sur de nombreux actifs. Cette tendance s’est poursuivie au-delà de la crise sanitaire.

2022 et la guerre en Ukraine

Avec l’arrêt du « quoi qu’il en coûte » et des aides liées à la pandémie de Covid-19, les acteurs de l’économie – et donc de l’immobilier – ont vu renaître leurs difficultés financières.

Ce fût particulièrement vrai dans le secteur de la construction, touché de plein fouet par des problèmes d’approvisionnement mettant à mal la poursuite des chantiers dans les délais et prix convenus.

Retards de livraison et pénuries ont d’abord concerné notamment le bois et les matériels informatiques, dès 2020 avec la pandémie de Covid-19[1], mais lui ont survécu.

Ils se sont ensuite étendus à d’autres matériaux : acier, zinc et tous matériaux dérivés, notamment du fait de la guerre en Ukraine.

La production métallurgique de l’Ukraine, important producteur à l’échelle mondiale, a servi à supporter l’effort de guerre et les exportations vers l’Europe ont cessé, aggravant les hausses de prix déjà observées.

En y ajoutant les embargos sur les entreprises russes, ce sont 20 % des importations européennes d’acier qui ont brutalement cessé.

S’y sont ajoutées les hausses importantes des prix de l’énergie, imputables elles aussi, au moins partiellement, à la guerre en Ukraine (arrêt des importations de gaz russe, tension sur le marché de l’électricité pour compenser…).

Promoteurs et entreprises ont cherché, d’une part à adapter la rédaction de leurs contrats à cette nouvelle donne et, d’autre part, à identifier des arguments juridiques leur permettant de renégocier les conditions de leurs marchés.

Dans les marchés, ainsi que dans les ventes et les baux en l’état futur d’achèvement, les clauses de causes légitimes de suspension des délais ont fait l’objet d’une vigilance accrue, en particulier sur les références aux faits de guerre, de pandémie et de difficultés d’approvisionnement.

A cette occasion, il nous a semblé que les dérogations au nouvel article 1195 du Code civil relatif à l’imprévision pouvaient se retourner contre les bailleurs/promoteurs qui les avaient exigées.

En effet, lorsque ces derniers ont soulevé auprès de leurs cocontractants le retournement du marché dû à une déstabilisation géopolitique imprévisible aux portes de l’Europe, ils se sont vu opposer leur renonciation – assez généralisée dans les contrats – à se prévaloir de tout « changement de circonstances imprévisible lors de la conclusion du contrat ren[dant] l’exécution excessivement onéreuse pour une partie […][2] ».

En 2022, du fait de ces difficultés, couplées à la réflexion plus générale sur le télétravail et la flexibilité du travail, les restitutions massives de plateaux de bureaux vieillissants et situés dans des zones peu attractives pour les salariés se sont poursuivies.

En périphérie des centres d’affaires urbains, certains actifs semblent durablement désaffectés.

Parallèlement, les actifs « prime » situés dans des zones urbaines denses – typiquement le QCA à Paris – ont été particulièrement recherchés par les acteurs qui ont fait le choix de se tourner vers des locaux peut être moins grands, mais susceptibles d’attirer à nouveau les salariés sur leurs lieux de travail.

Dans le prolongement des lois sur la protection du pouvoir d’achat ayant plafonné pour certains le jeu des indexations assises sur l’ILC[3], certains locataires ont sollicité des plafonnements conventionnels du jeu de l’indexation dans les baux commerciaux (quand ils n’ont pas demandé tout simplement des baisses de loyer).

Ces demandes, qui ont pu concerner aussi bien des baux en cours de négociation que des baux en cours d’exécution, ont beaucoup ennuyé les bailleurs.

Certains se sont montrés prêts à accueillir ces demandes, soucieux de préserver la santé financière de leurs locataires et de ne pas risquer une demande de révision du loyer sur le fondement de l’article L145-39 du Code de commerce[4].

L’obstacle principal à cette bonne volonté s’est révélé être la jurisprudence sévère de la Cour de cassation sur les clauses d’indexation qui ne prévoient pas que l’indexation se fait à la hausse ou à la baisse conformément au libre jeu des indices ; les bailleurs sont nombreux à avoir été dissuadés d’accepter ces aménagements, quand bien même ils sont en faveur du locataire, de crainte de voir lesdites clauses réputées non écrites.

La crise liée à la flambée des taux d’intérêt bancaires

Le secteur de la construction n’a pas été le seul à pâtir des pénuries et hausses de coûts. En 2022, l’inflation sur les produits de consommation a été de 5,2 % en moyenne, un niveau qu’on n’avait pas observé depuis une quarantaine d’années[5].

Pour veiller à la stabilité des prix et contrer l’inflation, les banques centrales ont délibérément réhaussé les taux d’intérêt directeurs, lesquels étaient à des niveaux historiquement bas, dès la mi-2022.

Les banques nationales ont répercuté la hausse des taux d’intérêt sur leurs clients, lesquels peinent aujourd’hui à emprunter.

De ce fait, de nombreux projets sont tués dans l’œuf, faute de financement suffisant : les statistiques publiées par le ministère de la Transition écologique font état d’un net recul du nombre de permis de construire délivrés[6] : -25,5 % sur douze mois entre décembre 2022 et novembre 2023 dans le logement.

De ce fait, la Fédération Française du Bâtiment craint une baisse de 150 000 emplois d’ici 2025 et un manque à gagner en cumulé de 14 milliards d’euros sur les deux prochaines années[7].

Les chiffres publiés début janvier 2024 par la Banque de France[8] éclairent également les difficultés du secteur : par rapport à décembre 2022, le nombre de défaillances d’entreprises a bondi de 38,7 % dans le secteur de la construction et de 40,4 % dans les activités immobilières.

L’analyse fournie par la Banque de France souligne un « effet de rattrapage » après la fin des mesures de soutien à l’économie.

Dans notre quotidien, cela s’est traduit par une baisse des demandes d’accompagnement pour les baux en état futur d’achèvement, eux-mêmes assis sur les ventes en état futur d’achèvement qui ont connu un coup d’arrêt.

Les risques liés à la faculté pour le preneur de demander la révision de son loyer sur le fondement de l’article L145-39 du Code de commerce restent, quant à eux, particulièrement surveillés par les bailleurs qui craignent que le jeu de l’indexation, qui leur a été très favorable ces dernières années, ne se retourne contre eux en permettant la baisse du prix du bail.

Une éclaircie néanmoins : en novembre 2023, le directeur de la Banque de France, François Villeroy de Galhau, a annoncé que « nous [étions] en train de gagner la bataille contre l’inflation », et la fin de la hausse des taux directeurs.

Le monde de l’immobilier, durablement ébranlé, pourrait donc entrevoir une amélioration de sa situation de ce fait à moyen terme.

[1] Le Monde, 14 mai 2021, « Bois, cuivre, puces électroniques… la planète touchée par une pénurie de biens ».
[2] Article 1195 du Code civil
[3] Plafonnement à 3,5 % de variation annuelle, par l’effet de la loi portant mesures d’urgence pour la protection du pouvoir d’achat du 18 août 2022, prolongée jusqu’au 31 mars 2024
[4] Lequel permet aux parties de demander que le loyer soit révisé à la valeur locative lorsqu’il se trouve augmenté, par le jeu de l’indexation, de plus du quart par rapport au dernier prix fixé entre les parties ou par une décision judiciaire. Compte tenu de la forte augmentation des indices, bailleurs et preneurs sont vigilants ces derniers mois sur la possibilité d’invoquer cet article.
[5] https://blog.insee.fr/un-retour-sur-l-evolution-recente-de-l-inflation/#:~:text=La%20hausse%20des%20prix%20%C3%A0,le%20milieu%20des%20ann%C3%A9es%201980.
[6] https://www.statistiques.developpement-durable.gouv.fr/publicationweb/607
[7] https://www.lesechos.fr/industrie-services/immobilier-btp/crise-de-limmobilier-le-batiment-pense-perdre-150000-emplois-en-deux-ans-2041241
[8] https://www.banque-france.fr/fr/statistiques/defaillances-dentreprises-dec-2023-dec-2023

LPA-CGR avocats : "crise(s) immobilière(s) et baux commerciaux, état des lieux"