La crise sanitaire déclenchée par la Covid-19 a renforcé les incertitudes économiques et sociales auxquelles les agents économiques étaient déjà confrontés. Pourtant, alors que les décideurs publics et privés ont besoin, plus encore que par le passé, d’une bonne visibilité sur les évolutions en cours et sur leurs tendances à venir, les dérives passées du système statistique public se sont encore renforcées, dégradant la lisibilité de la conjoncture.

Cela est particulièrement vrai du chiffrage du niveau de la construction proposé par Sit@del2. Bien sûr, la situation n’est pas nouvelle. Déjà, du temps de Sit@del et auparavant de SICLONE (et plus loin encore, de SIROCO), il était fréquent qu’en fin d’année le nombre de logements commencés s’enrichisse et permette de publier des chiffres plus « agréables » à commenter : la comptabilisation des commencés en date de prise en compte le permettait facilement^[1]. Mais avec Sit@del2, qui publie un nombre de mises en chantier estimées par des modèles économétriques et théoriquement en date réelle, cela ne devrait plus être : sauf que la qualité des modèles et les statistiques nécessaires à leur élaboration ont peut-être permis « d’expliquer le passé », mais sans réussir à appréhender le présent et encore moins l’avenir, surtout lorsque les paramètres de comportement (délais de transformation des permis de construire, taux d’annulation…) évoluent. Et que dire, lorsque la crise nécessite l’abandon de ces modèles et le retour à une méthode proche de l’ancienne, mais forcément différente puisque la qualité et l’expertise des personnels des anciennes DDE (directions départementales de l’équipement, ndlr) dédiés au suivi des statistiques de construction ont disparu.

De même en est-il de l’évaluation et des orientations du niveau d’activité du marché de l’ancien. Sans oublier, bien sûr, la connaissance des évolutions de la production de crédits immobiliers aux particuliers résidents, pourtant cœur de cible de déclarations publiques des autorités de contrôle des banques, surtout lorsqu’il s’agit de justifier une décision de resserrement de l’octroi des prêts toujours difficile à comprendre.

1. Les dérives de la construction

Depuis le déclenchement de la crise sanitaire et la mise en sommeil prolongé des publications de Sit@del2, entre mars et juillet 2020, les statistiques de mises en chantier sont construites en réutilisant le même type de méthode que celui qui avait été abandonné lors de la mise en œuvre de la fameuse réforme de 2015.

Jusqu’en mars 2020, les mises en chantier dites « en date réelle » découlaient, en effet, d’une transformation économétrique (un modèle statistique) des séries de permis de construire. Depuis, « les estimations des mises en chantier reposent… sur les déclarations d’ouverture de chantier… Il est donc nécessaire d’effectuer des redressements pour anticiper les remontées d’informations à venir, en supposant une relative stabilité de la collecte »^[2] ! A priori, rien ne garantit la fiabilité des estimations présentées, ni le lien logique entre permis de construire et ouverture de chantier : même si, concernant les permis de construire, « la méthode a également été adaptée pour mieux prendre en compte les irrégularités de collecte ».

Aussi, pour les services du ministère, l’explication à la volatilité des chiffres publiés est toute trouvée : « Dans ce contexte, les estimations des mises en chantier présentées en cette période peuvent donner lieu à des révisions plus importantes qu’avant la crise sanitaire ! ».

Car il est vrai que lorsque d’un mois sur l’autre le chiffre de la construction concernant l’année 2020, par exemple, passe de 376 900 unités (publication du 28/01/2021) à 351 100 unités (STAT INFO du 26/02/2021), pour revenir à 357 300 unités (STAT INFO du 30 mars 2021), les questions ne peuvent être que nombreuses.

Mais cette volatilité n’est pas récente. Depuis la réforme de 2015, les fluctuations sont courantes. Avec des pertes de commencés non négligeables entre la 1^ère publication des chiffres et leur (quasi) stabilisation au bout de 3 à 4 années (si tout va bien) :

[1] Comme cela se constate souvent (voire encore) avec le nombre d’agréments de financement de logements locatifs sociaux.
[2] Par exemple : « Construction de logements : résultats à fin février 2021 (France entière) », STAT INFO Logement, Service des données et études statistiques (SDES), n° 355, mars 2021.

Depuis 2011, l’écart annuel moyen (la perte) est de près de 17 000 unités (de l’ordre de 5 % des commencés). Avec des années remarquables : une perte de 44 000 unités pour la génération 2013, de 23 000 unités pour celle de 2019… mais une remontée de 19 000 unités pour 2017.

2. Le miracle du marché de l’ancien

De l’ordre de 89 % des achats de logements anciens réalisés par des particuliers résidents sont financés par des crédits immobiliers. La série statistique des crédits à l’ancien mis en force recensés par la Banque de France constitue donc un précieux indicateur de l’activité passée du marché de l’ancien, puisque le crédit est mis en force lors de la signature de l’acte notarié : d’autant qu’elle comptabilise autant la masse des crédits que le nombre de prêts concernés (même si une opération immobilière mobilise, en général, plusieurs prêts). Malheureusement, cette source est difficile à utiliser, notamment parce que son contenu conjoncturel n’est pas évident : autant en raison des délais (de l’ordre de 4 à 6 mois) séparant la signature d’un compromis de vente de celle de l’acte notarié correspondant, que du fait du temps nécessaire à la centralisation, puis à la diffusion par la Banque de France des éléments statistiques.

L’indicateur diffusé par le CGEDD est, en revanche, largement diffusé et abondamment repris, afin de rendre compte de l’état de la conjoncture du marché de l’ancien. La construction de cet indicateur fait appel à une méthode fondée sur l’exploitation des séries de droits de mutation (en supposant que la part des ventes taxées au taux de droit commun est correctement évaluée) de la DGFiP. Il est néanmoins sensible au choix de l’indice de prix des logements anciens utilisé pour « déflater » les séries. Et le champ couvert est nettement plus large que celui des seuls achats de logements anciens effectués par des particuliers résidents : il prend en compte les opérations effectuées par des non-résidents dès lors que les transactions sont réalisées sur le territoire national ; mais des achats réalisés par des « entrepreneurs individuels » (commerçants, artisans, professions libérales… ), qui sont bien sûr des « ménages » au sens de la comptabilité nationale, mais pas des particuliers au sens des statistiques de production de crédit publiées par la Banque de France ou Crédit Logement/CSA, par exemple ; et il intègre aussi les « reconstructions sur habitat existant » déjà comptabilisés parmi les mises en chantier .

Même si l’indicateur du CGEDD est présenté comme étant cohérent avec les statistiques de production de crédits immobiliers (aux particuliers résidents), il n’y a plus de lien évident entre ces deux catégories d’indicateurs depuis nombre d’années, déjà. Par exemple en 2020, pour 1 024 milliers d’actes estimés par le CGEDD, la Banque de France recense 642 milliers d’achats dans l’ancien (pour 848 milliers de prêts et, en moyenne, 1,35 prêt pas achat). Ce qui revient, bien sûr, à considérer qu’en moyenne, chaque année, entre 350 000 et 400 000 achats sont réalisés « au comptant » : ou bien qu’en fait un gros tiers de l’activité décrite par cet indicateur ne concerne pas les particuliers, même s’il va se retrouver (en partie) dans les statistiques d’activité des agences immobilières (mais, évidemment, pas dans le décompte des transactions effectuées de particulier à particulier).

En fait, si les deux indicateurs semblaient en cohérence jusqu’au début des années 2010, celui du CGEDD a décroché une première fois dès 2012 : il a alors suivi, en parallèle, celui de la Banque de France durant près de cinq années. Pour décrocher plus nettement encore à partir de 2017 : si depuis cette date, la progression dont le CGEDD rend compte est rapide et presque continue, la série des mises en force renvoie plutôt l’image d’une relative stabilité de l’activité durant la seconde moitié des années 2010, au-delà des variations constatées d’une année sur l’autre.

3. Les incertitudes de la production de crédits immobiliers

L’utilisation de l’indicateur mensuel issu de la « collecte MIR » (MFI Interest Rate) publié par la Banque de France^[3] est répandue et fréquente, afin de rendre compte de l’évolution de la production de crédits immobiliers à des particuliers résidents. Cet indicateur permet, pour beaucoup, de décrire les conditions dans lesquelles les marchés immobiliers résidentiels sont financés. Il est vrai que l’objectif de la BCE, en rendant obligatoire cette collecte, était de proposer une méthode harmonisée permettant de recenser les nouveaux crédits (immobiliers, notamment) octroyés (signés, mais pas nécessairement décaissés/versés à l’emprunteur).

La production mensuelle issue de la collecte MIR inclut explicitement les renégociations : la méthode suivie permet néanmoins de les distinguer. En revanche, la collecte MIR inclut aussi les rachats de créances, sans possibilité directe de les isoler puisque, dans l’esprit de la BCE (et cela est logique), ils correspondent à une activité de production de nouveaux crédits. Mais alors, les évolutions de l’indicateur mensuel sont forcément déconnectées de celles des marchés immobiliers : surtout si l’activité des rachats est importante, comme cela fut le cas par le passé.

En outre, bien que cela ne soit pas certain, l’indicateur mensuel intègre des prêts relais qui ne devraient pas, en toute logique, être pris en compte. Mais les montants concernés ne sont pas suffisamment élevés pour fausser les analyses (compte tenu, déjà, de l’imprécision d’un grand nombre des indicateurs d’activité utilisés pour décrire l’évolution des marchés immobiliers).

Si on néglige la question des prêts relais, on ne peut que s’interroger sur la « bonne tenue » de l’indicateur mensuel en 2020 et examiner l’impact que la prise en compte des rachats de créances doit avoir sur les évolutions de la production retracée par la Banque de France.

[3] Par exemple : « Crédits aux particuliers – France : février 2021 », STAT INFO Banque de France – Eurosystème, 1^er avril 2021.

On ne peut alors que souligner le dynamisme « exceptionnel » de cette production (hors renégociations et rachats) depuis 2015 (+ 345 %, soit + 35 % par an !), sans aucun rapport avec l’activité des marchés immobiliers. On peut aussi remarquer que le niveau de production présenté pour l’année 2020 paraît plus cohérent si on le compare avec d’autres estimations du marché (ACPR ou OPCI, par exemple) : mais que cela constitue une exception…

Concernant la bonne tenue de la production en 2020 (- 0,4 % hors renégociations), le constat est en partie modifié si on mesure la production « hors renégociations et rachats » (- 3 %). Néanmoins, il s’agit de contrats signés en 2020 et avant les abandons et les annulations. Le recul est a priori cohérent si on prend comme comparaison les évolutions décrites par le CGEDD. Il est, en revanche, surprenant en comparaison des évolutions de l’activité des marchés immobiliers mesurée par ailleurs : sur le marché du neuf, – 8,5 % pour les ventes des constructeurs de maisons individuelles et – 24,1 % pour celles des promoteurs immobiliers ; sur le marché de l’ancien,- 15 % pour les compromis signés (Baromètre LPI-SeLoger) ou – 12,1 % pour les principaux réseaux d’agences immobilières ; ou encore, – 16,5 % pour le nombre de prêts bancaires accordés (Observatoire Crédit Logement/CSA) !

4. En guise de conclusion

Il n’est donc pas forcément illégitime de s’interroger sur la nature et l’origine des éléments statistiques qui sont utilisés pour préparer, puis présenter des décisions publiques qui paraissent tout de même importantes pour une majorité de ménages : combien construire de logements ; faut-il relancer la demande de logements anciens ; ne convient-il pas de desserrer l’accès aux crédits immobiliers ? D’autant que toutes ces incertitudes concernant quelques-uns des dispositifs statistiques publiques se retrouvent dans d’autres compartiments de l’économie immobilière : les aides personnelles et la fameuse réforme de la contemporanéité ; les aides fiscales telles le PTZ ou le dispositif Pinel et leur efficacité économique et sociale ; les incitations à réaliser des travaux de rénovation énergétique des logements et l’avantage relatifs de dispositifs nouveaux…

Mais peut-être n’est-il pas utile de trop s’interroger si, au final, les décisions publiques dans le secteur du logement relevaient d’une logique qui ne se préoccupe que modérément de la réalité.

Michel Mouillart (Frics) : "quand la statistique publique sème le trouble"...