Quel regard général portez-vous sur la conjoncture immobilière actuelle ?

L’immobilier de bureaux est à l’arrêt, atone, souffrant d’un cruel manque d’investisseurs. L’après-Covid n’a pas encore été totalement digéré, les entreprises continuant de s’interroger sur les nouvelles habitudes de travail de leurs collaborateurs, entre distanciel et présentiel. En tout état de cause, ce n’est pas le moment pour les promoteurs de lancer des opérations « en blanc » ou à risques. Nous avons donc freiné les développements, mais avons poursuivi les opérations en cours.

Il faut savoir que les bureaux dont nous entamons aujourd’hui la conception ne seront livrés qu’à l’horizon 2028; à cette date, les immeubles de bureaux devront être conformes aux dispositions de la RE 2028, sous peine de ne pas trouver d’investisseurs. Or, cette règlementation est extrêmement exigeante, avec une quasi disparition du béton conventionnel et de la climatisation. Ce qui modifiera logiquement l’usage que l’on aura de ces bureaux. Est-ce que nous pouvons nous permettre, en 2023, de concevoir des immeubles sans climatisation, après les étés caniculaires que nous avons subis ces dernières années ? Est-ce que les utilisateurs seront d’accord pour y installer leurs équipes malgré le risque de surchauffe en période estivale ? C’est loin d’être acquis. Ces incertitudes à moyen terme font que nous avons réduit notre exposition concernant nos investissements en bureaux, qui n’excèdent pas 20 % de notre activité. Nous attendons une éventuelle stabilisation des taux pour y voir plus clair…

Nous serons, en revanche, dynamiques et entre- prenants sur la transformation, partielle ou complète, d’immeubles de bureaux en logements, car nous pensons que c’est un marché d’avenir, ainsi qu’une réponse à la pénurie de logements. C’est d’ailleurs la mission qui a été assignée à Coverso, notre filiale qui analyse les portefeuilles d’actifs détenus par des investisseurs ou des foncières, pour leur proposer de les valoriser en logements et programmes mixtes. Nous réalisons, par ailleurs, des résidences gérées pour seniors, Jardin d’Arcadie avec Acapache, et des espaces de coworking sous la marque Wojo, co-détenue avec le groupe Accor.

Comment un groupe comme Bouygues Immobilier s’adapte-t-il aux impératifs de RSE et de réduction de l’empreinte carbone du secteur ?

Le groupe Bouygues dans l’ensemble de ses métiers a adopté une politique de décarbonation de ses activités. Même si cette démarche induit des coûts supplémentaires ou des profits moindres, cette politique fait partie de l’équation, c’est le prix à payer pour préserver notre planète et notre avenir. C’est également une garantie de débouchés écono- miques. En nous conformant à la réglementation et en l’anticipant, nous pouvons ainsi capter des investisseurs notamment étrangers (Américains, Asiatiques…), disposés à mettre plus de fonds dans un projet à la pointe de la réglementation. Surtout, nous avons un devoir d’exemplarité vis-à-vis des autres acteurs eu égard à notre statut de leader de la promotion immobilière. Il faut tirer la profession vers le haut en produisant des actifs beaux, durables et socialement responsables.

Quels exemples concernant les démarches que vous avez entreprises afin de réduire votre empreinte carbone ?

Il y a un an et demi, dans le cadre de l’évolution de notre démarche de logements Cœur de vie, nous avons, notamment, supprimé le gaz des programmes que nous concevons et livrerons dans les années à venir. Nous installons des pompes à chaleur systématiquement, ainsi que des prises de recharge pour véhicules électriques. Pour un promoteur important comme Bouygues Immobilier, il est nécessaire d’impliquer tous ses collaborateurs. Pour cela, il faut donner du sens à chaque démarche, faire comprendre aux équipes que leur devoir est de concevoir des immeubles vertueux pour la planète. En procédant de la sorte, les bonnes idées fusent, les collaborateurs se sentent pleinement intégrés aux projets.

Concernant les modes constructifs en tant que telles, nous estimons qu’il faut se garder des tendances à la mode. Nous pensons que le 100 % bois peut être un non-sens écologique en fonction de la réglementation; à titre d’exemple, pour concevoir un appartement d’environ 60 m2 en tout bois, environ 130 arbres sont nécessaires. Sans compter les isolants auxquels il faut recourir. C’est colossal! De notre côté, nous privilégions les solutions mixtes et la pérennité de nos immeubles dans le temps. De plus, nous voulons privilégier le recours aux écosystèmes locaux.

Nous passons également des contrats-cadres avec des prestataires/fournisseurs en vertu desquels ils s’engagent sur un certain nombre de points fondamentaux, comme la décarbonation des produits que nous leur achetons (pompes à chaleur, peinture, moquette, céramique…). Nous leur garantissons un partenariat à long terme en échange de leur transformation vers un modèle et des produits vertueux. Pour le béton, nous sommes, par exemple, sous contrat avec l’entreprise Hoffmann Green Cement Technologies via un partenariat de long terme, ce qui les aide à lever des fonds pour se diversifier. Nous voulons constituer autour de nous un écosystème qui soit culturellement dans la même dynamique que la nôtre, quitte à investir aujourd’hui dans des produits plus chers mais qui, demain, se démocratiseront.

Vous dites d’ailleurs militer pour une utilisation plus importante de la pierre. Pouvez-vous nous en dire plus ?

Qu’est-ce qui a fait la force des immeubles haussmanniens ? C’est la pierre, la durabilité, le poids de ce type de bâtiments. Nous pensons que la filière de la pierre massive n’est pas suffisamment exploitée en France, surtout lorsque l’on sait qu’elle ne nécessite aucun isolant. Il y a beaucoup de carrières en France ! Pourquoi ne pas les exploiter davantage ? Le matériau décarboné par excellence, c’est la pierre !

Pouvez-vous citer quelques programmes emblématiques développés par Bouygues ou en cours de développement ?

Nous avons récemment lancé l’offre LOJI. Celle-ci consiste à commercialiser une surface modulable plutôt qu’un nombre de pièces. Seuls les points d’arrivée d’eau et d’électricité de ces appartements sont fixés, le cloisonnement des surfaces étant laissé à la libre appréciation des futurs propriétaires; nous nous adaptons à leurs envies, grâce à un configurateur. C’est ce que l’on a appelé le « loft configurable » ! Nous allons le tester dans plusieurs régions afin de mieux appréhender l’appétence du marché pour ce modèle. Les élus sont déjà très demandeurs car ils considèrent que cette innovation est plus à même de fixer une population à un endroit, grâce à une modulation et une adaptation constante de la surface au gré des événements de la vie (installation en couple, arrivée d’un enfant, besoin d’un espace de travail…). Pour donner une impression d’espace plus conséquente, la hauteur sous plafond a été fixée à 2,70 mètres, avec un balcon d’au moins 1,60 mètre de large.

Concernant nos autres projets phares, citons le programme « Vivaldi », 100 000 m2 de bureaux et de commerces sur l’île Seguin, à Boulogne-Billancourt (92). Nous avons réussi à mettre fin à 30 ans de recours à l’encontre des projets sur l’île Seguin et finalement avortés. Nous avions déjà bâti la Seine Musicale sur cette île dans le cadre d’un partenariat public-privé. Les cinq bâtiments que nous prévoyons de réaliser seront de véritables immeubles-jardins, dans un parc de trois hectares et demi. C’est en grande partie cet aspect qui nous a permis d’obtenir l’accord des associations et la fin des recours. Nous voulons faire de ce projet un démonstrateur du bureau de demain.

Nous allons également livrer en octobre prochain l’Hôtel des Postes de Strasbourg, une réhabilitation emblèmatique de 20000 m2 dans laquelle nous avons aménagé des logements en accession, des logements sociaux, une résidence gérée, des bureaux et une brasserie. Le projet est la résultante d’un partenariat avec La Poste et constitue un exemple concret de rénovation et de transformation d’un immeuble ancien de bureaux.

Nous développons le quartier Seine Parisii, à Cormeilles-en-Parisis (95), pour lequel nous avons dû démanteler une ancienne cimenterie pour y réaliser en lieu et place 1 200 logements autour d’un port, des commerces et des équipements publics. A Charenton-le-Pont (94), nous avons déposé un permis de construire pour une opération de plus de 240 000 m2, soit une vingtaine de bâtiments comprenant plus de 1 500 logements, 70 000 m2 de bureaux, une crèche, des commerces… Une moitié du foncier sera établi sur des anciens entrepôts logistiques, tandis que l’autre moitié le sera en surélévation au-dessus de voies SNCF. Concernant la localisation de nos projets, nous en développons un tiers en Ile-de-France, un tiers sur la façade Ouest et le dernier tiers sur la façade Est. Enfin, au niveau international, nous avons des activités en Espagne, en Belgique et, dans une mesure plus importante, en Pologne.

Pensez-vous que la situation immobilière puisse s’améliorer ? Que faut-il faire pour l’y aider ?

Nous ne sommes pas très optimistes, notamment en ce qui concerne le logement. Pourtant, le besoin est là ! Les conditions d’octroi des crédits auprès des banques sont de plus en plus compliquées. Sur les dossiers que Bouygues Immobilier juge finançables, après analyse des dossiers des futurs acquéreurs, nous constatons un taux de rejet de l’ordre de 30 % de la part des banques ! Il y a un vrai problème d’accession à la propriété en France. À titre de comparaison, la quasi-totalité des collaborateurs de Bouygues Immobilier installés en Pologne sont propriétaires de leur logement. Ce n’est pas le cas en France, où la difficulté à acquérir un bien s’accroît. Il est clair que d’une part, le marché locatif nécessite des propriétaires investisseurs et que, d’autre part, l’Etat ne peut pas seul subvenir aux besoins en logements sociaux actuels : le parc privé en produit aujourd’hui plus de 50 %. Il faut donc relancer la production de logements !

Il n’y a pas de solution miracle ! Et nous sommes évidemment à la disposition du Gouvernement et du nouveau ministre du Logement, Patrick Vergriete. L’accès au logement est la première marche de l’ascension sociale. A ce titre, il est nécessaire de mettre en place une politique volontariste en faveur de celles et ceux qui rencontrent le plus de difficultés à se loger.

Ce qui est sûr, c’est que les Français caressent autant qu’avant le rêve de devenir un jour propriétaires. Alors aidons-les !

Bernard Mounier (Bouygues Immobilier) : "l’immobilier doit faire sa révolution !"