Quel regard portez-vous sur le marché de l’investissement tertiaire tel qu’il se présente depuis le début de l’année ?

Stéphane Guyot-Sionnest : nous vivons un moment de marché assez inattendu, bien que probablement prévisible et qui n’ira pas sans conséquences. Il y a plus d’un an maintenant, le marché a donné ses premiers signes de faiblesse et celle-ci s’est diffusée jusqu’à cristalliser un « arrêt sur image » : les fonds sont devenus moins disponibles, les financements plus rares, l’inflation est repartie et les taux d’intérêt ont accompagné cette hausse. Bref, le marché s’est enrayé.

Emmanuel Schreder : nous anticipons, pour ce qui est de l’immobilier tertiaire, un volume total investi pour l’ensemble de l’année en baisse d’environ 60 %. Globalement, 9 milliards d’euros ont été investis à fin septembre dernier et 2 à 3 milliards d’euros de transactions sont attendus d’ici la fin de l’année, soit un total de 11 à 12 milliards d’euros, contre 26 milliards en 2022.

Quels profils des acteurs ?

Emmanuel Schreder : le marché institutionnel, à quelques exceptions près, est atone. C’est vrai pour les compagnies d’assurance-vie comme pour les caisses de retraite/mutuelles. Quant aux SCPI/OPCI, la plupart des grandes sociétés de gestion se trouvent dans une situation préoccupante de potentielle décollecte, avec une collecte nette qui devrait servir à diminuer l’endettement et à rembourser les sortants. Une situation de retrait du marché qui se vérifie, d’ailleurs, pour pratiquement l’ensemble des collecteurs d’épargne. Seules restent actives les sociétés de gestion créées au cours des dernières années…

Stéphane Guyot-Sionnest : ce qui explique cette importante baisse des volumes investis. Moins d’une trentaine de transactions d’un montant supérieur à 20 millions d’euros a été enregistrée au troisième trimestre, dont trois seulement supérieures à 100 millions d’euros. Avec une taille moyenne des transactions entre 25 et 30 millions d’euros.

Les SCPI étaient particulièrement actives…

Emmanuel Schreder : on ne peut que constater une réelle défiance vis-à-vis des SCPI liée à des demandes de retrait, notamment de la part des assureurs-vie auxquels sont confrontées les sociétés de gestion. Les pouvoirs publics ont initié un mouvement de baisse du prix des parts de SCPI à mi-année. La question reste de savoir si cette baisse sera suffisante pour assurer la liquidité. Nous sommes passés d’un marché où la liquidité était importante avec de l’« equity » chez les institutionnels et les privés, ainsi que des financements bancaires, à un marché où la liquidité s’avère nettement plus restreinte. Sans parler des interrogations quant au modèle du crowdfunding avec des taux de défaut en « trompe l’œil », notamment liés à la situation financière de certains promoteurs, en particulier ceux qui ont peu de fonds propres et qui ne sont pas filiales de grands groupes.

Géographiquement, tous les secteurs ne sont pas identiquement concernés…

Emmanuel Schreder : s’agissant de bureaux, nous constatons une quasi illiquidité du marché en première et deuxième couronnes. A l’exception de Paris et de l’Ouest parisien (Neuilly, Levallois, Boulogne et Issy-les-Moulineaux). Et, actuellement, il ne semble pas que le « repricing » soit suffisant pour que le marché puisse repartir dans de bonnes conditions… A Paris, un « repricing » à la marge a été enregistré sur les actifs « core ». Aujourd’hui, on parle d’un taux de rendement aux alentours de 4,25 % pour le « prime » dans la Capitale. Néanmoins, il n’y a quasiment pas de transactions pour le confirmer ! Nous avons connaissance d’appels d’offres où le prix obtenu faisait ressortir un tel niveau de taux de rendement, mais où les vendeurs ont préféré conserver… Pour que le marché reparte, il faudrait un « repricing » conséquent en première et seconde couronnes. On parle là d’une augmentation des rendements égale ou supérieure à 150 points de base et ce, pour des actifs qui ne nécessitent pas de travaux, loués et sécurisés.

Stéphane Guyot-Sionnest : actuellement, les bureaux constituent la classe d’actifs la plus en difficulté. Essentiellement pour des raisons de taux de vacance. Des communes telles que Clichy, Saint-Ouen ou encore Saint-Denis enregistrent des taux de vacance substantiellement supérieurs à 20 %. Car la demande moyenne des utilisateurs s’inscrit en net retrait avec une réelle tendance au recentrage dans la Capitale. Globalement, une demande en baisse face à une offre qui augmente. Or, ce sont les bureaux qui constituaient la part majoritaire des investissements jusqu’à lors. Quant au commerce, les centres commerciaux attirent moins, au profit des « retail parks low cost » ou encore des pieds d’immeubles de centres-villes. A l’inverse de la logistique, dont les volumes d’investissement ont certes baissé, mais dont le « repricing » se poursuit, créant ainsi des opportunités… Ce n’est pas sans raison que les grands fonds d’investissement américains ne regardent plus d’actifs de bureaux pour se positionner sur la logistique ou encore les data centers, bref des actifs d’infrastructure plutôt que purement immobiliers. En soulignant, également, une réelle demande pour le résidentiel géré, résidences hôtelières, coliving et autres résidences étudiantes. Mais, au final, des volumes d’investissement en nette baisse.

Comment voyez-vous évoluer ce marché ?

Emmanuel Schreder : le marché va devoir passer par un moment désagréable. Pour notre part, nous considérons que cette crise a démarré au cours de l’été 2022, lorsque la BCE a commencé à remonter les taux d’intérêt et à réduire l’abondance de liquidités. Or, compte tenu d’une conjoncture internationale pour le moins inquiétante et contrairement à ce que le consensus de place a tendance à laisser penser, une nouvelle remontée des taux directeurs n’est pas à exclure. Ce qui signifierait encore une à deux années délicates pour les marchés immobiliers. Si lors de la crise de 2008, la liquidité s’est arrêtée d’un seul coup, aujourd’hui, la situation se dégrade progressivement. Et une fois que la BCE (Banque Centrale Européenne, ndlr) aura stabilisé ses taux, encore faudra-t-il un deuxième mouvement : une baisse de ces taux…

Après 13 ans d’embellie et d’argent facile en quantité, nous nous trouvons, aujourd’hui, face à un marché immobilier devenu non prioritaire pour de nombreux acteurs de l’investissement et un marché considéré comme étant en crise structurelle alors qu’en 2001 et en 2008, il s’agissait plutôt de crises conjoncturelles.

Stéphane Guyot-Sionnest : à cette crise structurelle s’ajoutent non seulement un déséquilibre géopolitique, mais aussi une crise identitaire et sociétale. L’ensemble étant accentué par les pouvoirs publics qui raisonnent, souvent, à contre-cycle.

Qu’entendez-vous par là ?

Stéphane Guyot-Sionnest : dans le résidentiel, par exemple, alors qu’au cours des années précédentes les liquidités étaient abondantes, l’accès au crédit facilité, les taux d’intérêt bas, on encourageait encore davantage les acquéreurs par la mise en place du prêt à taux zéro et de mesures fiscales incitatives, à l’exemple du dispositif Pinel. Lorsque le marché se contracte, les pouvoirs publics suppriment ces incitations. Mieux : on tente de renforcer la réglementation sur les passoires thermiques. La Mairie de Paris, de son côté, prend des dispositions afin de préempter des immeubles en les référençant comme des actifs prioritaires à usage de logements aidés (le fameux « pastillage ») et propose également un renforcement de l’encadrement des loyers qui n’est, ni plus ni moins, qu’un frein à la mise sur le marché d’immeubles destinés au parc locatif et la remise au goût du jour de la fameuse loi de 48 !

Emmanuel Schreder : certes, le ministre des Finances étudie favorablement une possibilité d’une nouvelle mise en place d’un accès au crédit à des conditions plus favorables et d’assouplir la réglementation sur la mise aux normes des passoires thermiques. Mais cette position a immédiatement provoqué des commentaires à contrario des ministres du Logement et de la Transition énergétique, ainsi qu’une levée de boucliers à gauche.

Stéphane Guyot-Sionnest : au final, les positions des pouvoirs publics conduisent souvent à l’effet inverse à celui recherché. A Paris, par exemple, l’absence de souplesse liée à cette attitude de la Mairie de Paris va conduire à une hausse naturelle de la valeur des immeubles libres de toute servitude…

Quels résultats pour Catella France dans un tel marché ?

Stéphane Guyot-Sionnest : Catella poursuit sa route dans ce contexte difficile.

Fort heureusement, la proximité et la fidélité qui ont toujours été nôtres vis-à-vis de nos clients nous permettent de continuer à exercer notre activité quand bien même celle-ci s’est également réduite dans le contexte actuel.

Ainsi, Catella Valuation va réaliser une année en nette progression ; Catella Residential poursuit son développement dans les différents segments que sont la vente en bloc, la vente en nue-propriété et la vente à la découpe, malgré le ralentissement que connaît l’immobilier neuf. Catella Property a su s’adapter grâce à son agilité et s’est concentré principalement sur des projets dont la cession n’est pas uniquement conditionnée par des objectifs de TRI ou de « business plan ». De même, nous nous sommes employés à identifier quelques investisseurs peu actifs en période de forte croissance du marché et qui préfèrent investir dans des périodes de plus grande régulation. Par ailleurs, le contexte actuel constitue également un moment privilégié pour réfléchir au futur…

… qui se présente comment pour Catella en France ?

Stéphane Guyot-Sionnest : l’avenir de Catella est au centre de notre réflexion au terme de bientôt 25 ans d’existence, de développement et de gestion de l’entreprise. En effet, en tant que fondateurs et dirigeants historiques de la société, nous menons, avec Emmanuel, une réflexion sur le devenir de notre entreprise. Une réflexion qui s’articule autour de deux axes : l’évolution de nos métiers afin de suivre au mieux les demandes traditionnelles et nouvelles de nos clients. Notre évolution passe également par le développement de nouvelles activités telles que, par exemple, la prise de participation significative dans Aquila Asset Management afin de relancer l’activité d’asset management après la cession, début 2021, de Catella Asset Management à Arkéa. D’autres projets sont en réflexion afin de répondre aux attentes de nos clients en Ile-de-France, mais aussi dans les régions…

Concernant le management, avec Emmanuel, nous veillons à la mise en place d’une équipe dédiée avec comme objectif essentiel d’assurer la continuité en favorisant les évolutions internes. Il est plus naturel de demander à des professionnels qui ont été habitués à évoluer au sein de l’entreprise d’en assurer la continuité dans le futur.

A quelle échéance la mise en place de cette nouvelle équipe ?

Emmanuel Schreder : cette nouvelle équipe devrait être effective dès le début de l’année prochaine afin que la transition se passe « en douceur » et en nous assurant de la conservation des standards qui ont toujours été les nôtres. Dès l’origine, en 2000, avec Stéphane, nous avions trois objectifs : installer une marque, un savoir-faire et une équipe. Nous souhaitons que ces objectifs perdurent.

Stéphane Guyot-Sionnest et Emmanuel Schreder (Catella France) : "vers une nouvelle étape en 2024"…