En 1989, Francis Fukuyama annonçait, à la veille de la chute du Mur de Berlin, l’avènement de la fin de l’Histoire en même temps que celui de la démocratie libérale en tant que système politique universel. Pour de nombreux contemporains peu familiers de Hegel, il s’agissait d’une évidence, peu susceptible de controverse.

Une crise globale, qui semble clore un chapitre et en ouvrir un autre…

Puis sont venues les crises. D’abord, le terrorisme islamique interprété par Samuel Huntington comme la manifestation d’un « choc de civilisations », incitait à réfuter la thèse de Fukuyama en transposant sur le terrain culturel et religieux l’affrontement séculaire cultivé jusqu’alors dans le champ politique par les Etats Nations.

Et aujourd’hui se profile une crise globale, sanitaire, économique et sociale, qui semble clore un chapitre et en ouvrir un autre dans l’histoire de notre société. Ajoutons que l’illusion d’un «universel démocratique» conçu selon le modèle occidental est largement dissipée, avec l’issue des « printemps arabes », l’émergence de régimes « illébéraux » en Europe même, l’affirmation de systèmes autoritaires en Chine, en Russie et dans de nombreux pays, sur tous les continents. Enfin, à travers les grandes institutions qui dessinaient l’avenir des relations internationales tout au long de la seconde moitié du XXème siècle, qu’il s’agisse de l’ONU, de l’OMS, de l’OMC et peut-être de la Banque Mondiale et du FMI, le multilatéralisme est en crise et les efforts de la diplomatie française ne changent rien à cette réalité.

Ainsi, Fukuyama était dans l’erreur et les accidents technologiques, par exemple à Fukushima, de même que la crise écologique montrent bien que l’Histoire n’est pas linéaire et qu’elle n’est pas finie.

Et cependant, à y regarder de plus près, ce verdict sans appel est-il véritablement fondé ? Pour répondre à cette question, il n’est d’autre moyen que de revenir à la vision de l’inventeur de la fin de l’Histoire, c’est-à-dire à Hegel lui-même.

La philosophie de Hegel est une théodicée, inspirée par Leibnitz, qui s’efforce de concilier la toute puissance d’un Dieu bienveillant et la réalité du monde, afin de donner un sens à l’existence. Il s’agit donc de répondre à la question de la présence du Mal dans un univers qui ne soit pas absurde et désespérant. Il est aisé de percevoir l’actualité de cette question dans un contexte de crise civilisationnelle.

La réponse tient, selon Hegel, dans le trait caractéristique de tout être qui est le besoin de reconnaissance par un Autre, sans lequel il n’est pas d’existence possible. Ainsi Hegel développe-t-il dans Phénoménologie de l’Esprit la thèse du maître et de l’esclave, le premier dépendant du second à cette fin. Ainsi, tout progrès implique contradiction entre un projet et son opposé, qui en est le négatif : en l’occurrence, l’affirmation de la domination du maître confrontée à la revendication d’autonomie de l’esclave.

Et c’est pourquoi le sens de l’Histoire consiste, sans remettre en cause la liberté de l’Homme, à reconnaître son adéquation à l’Etre Absolu dont les critères sont l’universalité et la raison.

Pour conclure, il convient de souligner, dans l’œuvre de Hegel, l’héritage de Leibnitz c’est-à-dire l’influence de ce qui caractérise la philosophie idéaliste allemande. Il existe un univers sensible qui nous entoure, mais sa réalité profonde, sa vérité en quelque sorte, réside dans l’idée qu’on s’en fait et qui constitue le ressort de la transformation du monde. C’est-à-dire qu’il existe une histoire évènementielle, que nous vivons, par exemple la crise actuelle, mais ce qui compte véritablement, c’est l’Histoire universelle, c’est-à-dire notre conception de la finalité des évènements : pourquoi cette crise survient-elle ?

La fin de l’Histoire universelle, se pose avec une acuité accrue

D’un point de vue hégélien, la fin de l’Histoire qui se construit et se renouvelle en permanence, correspond à la réunion du Sujet et de l’Objet dans l’Etre Absolu à travers une prise de conscience réciproque, cette fusion constituant l’Idée Absolue, c’est-à-dire le sens de l’Histoire.

Idéaliste, Hegel n’est pas pour autant idéologue, c’est-à-dire qu’il n’ignore pas l’univers sensible, ni même l’histoire que nous vivons et il recherche l’événement qui, dans l’ordre de la politique, marque la réalisation de l’Idée Absolue dans l’Histoire universelle. Et il le trouve dans la Révolution française, à travers un homme, Napoléon, qu’il croise à la veille de la bataille d’Iéna et qui figure, à ses yeux, l’Histoire universelle en marche à travers l’établissement d’un Etat rationnel et conquérant. Naturellement, un fond de romantisme allemand transparaît ici, ce que confirmera d’ailleurs l’effet sur Goethe de sa rencontre avec l’Empereur en 1808, à Erfurt : « J’ai rencontré le Génie ! »

De toute évidence, un tel monument de la pensée ne peut qu’inspirer de multiples épigones, au premier rang desquels Alexandre Kojève, le redécouvreur, en France, du « continent oublié » de la pensée hégélienne. Mais tout traducteur, quel que soit son talent, est aussi un interprète et donc un traître (traduttore, traditore). Kojève n’échappe pas à la règle en projetant l’œuvre de Hegel dans l’expérience communiste, allant jusqu’à substituer le personnage de Staline à Napoléon au moment même où en Russie, les exécutions se succèdent par centaines de milliers, pendant les procès de Moscou. Ce faisant, il ramène abusivement une vision métaphysique à la contingence historique. Il finira néanmoins par admettre que la fin de l’Histoire universelle est bien survenue avec l’instauration de l’Etat rationnel par Napoléon, la confrontation entre capitalisme et socialisme relevant de la nécessaire contradiction entre le projet d’avenir, à savoir le socialisme, et son négatif dont l’effondrement illustrera, à ses yeux, les « ruses de la raison » grâce auxquelles l’Histoire universelle progresse dans la réalisation de l’Idée Absolue. De son point de vue, et c’est ainsi qu’il justifiera un choix moralement critiquable, c’est le succès qui permet de distinguer le Bien du Mal. Telle est l’ironie amère qu’engendrent parfois les postures idéologiques.

Tout ceci peut paraître intellectuellement stimulant, mais bien éloigné de notre quotidien eu égard à la diffusion « en boucle » d’informations insignifiantes sur la crise actuelle.

Mais en réalité, la question de la fin de l’Histoire universelle, se pose avec une acuité accrue car il est clair que la remobilisation sociale passe par la redécouverte de l’Idée Absolue qui rétablisse la foi dans l’avenir. Les « lendemains meilleurs » communistes ne chantent plus guère aux oreilles de nos contemporains et l’idéal d’une démocratie libérale universelle paraît de moins en moins crédible.

L’appauvrissement culturel de l’Occident

Quelle est donc l’Idée qui pourrait, aujourd’hui, réconcilier l’histoire évènementielle et l’Histoire universelle, pour redonner du sens au quotidien de la crise et sortir de la désespérance ?

En définitive, l’utilité de la crise pourrait être de rappeler l’importance de la Vérité dans une société dominée par le brouillard de la communication : vérité sur le régime chinois et l’« ouverture » de l’« Empire du Milieu », réalité de la crise économique et sociale et vérité sur les conditions du redressement ; et peut-être même, vérité sur la condition humaine dont la fragilité donne toute sa valeur à l’existence.

Et donc, toute la question de la fin de l’Histoire ne saurait être résolue par la réponse superficielle de Fukuyama, ni même par celle de Kojève, historiquement datée, mais c’est peut-être Hanna Arendt, dans sa dérangeante lucidité, qui nous l’apporte.

A ses yeux, la fin de l’Histoire découle de l’appauvrissement culturel de l’Occident, dominé par la technique et devenu incapable de penser son avenir en termes politiques, autrement qu’à travers une succession de verdicts d’experts, dénués de toute capacité (et de toute ambition) d’explication du monde.

Ainsi, l’histoire évènementielle n’aurait plus de sens et l’Histoire universelle serait finie parce qu’il ne se trouverait plus personne pour l’écrire. Il est difficile de ne pas voir dans ce pronostic la preuve d’une prescience saisissante.

André Yché

André Yché (CDC Habitat) : de la fin de l’Histoire