Aussi loin que l’on remonte dans le temps, l’Homme s’est préoccupé de ses relations avec son environnement : qu’il s’agisse de sa place dans un macrocosme, le « cosmos », ou d’un concept à la fois très général et matériellement très proche, la Nature. Sans remonter à la Préhistoire, l’Antiquité la plus lointaine apporte quelques témoignages de la dimension magique prêtée aux diverses manifestations, alors incompréhensibles, d’un ordre mystérieux, imprévisible et incontrôlable, associé de ce fait à la toute-puissance divine. En découlent diverses religions panthéistes, prêtant à certains objets, certains lieux, certains phénomènes, une dimension « surnaturelle » correspondant à une divinité participant d’un ordre immanent.

Mais, dès lors qu’on approfondit les motivations réelles de cet intérêt intemporel pour l’ordre naturel, une évidence s’impose. Mis à part quelques poètes idéalistes, tel Saint François d’Assise dans son « Cantique des créatures » (« Loué sois-tu, mon Seigneur avec toutes tes créatures, Messire Frère Soleil, Sœur Lune et toutes les étoiles… Frère Vent et Sœur Eau, Frère Feu et notre Mère la Terre »…), la réelle motivation de tous les penseurs de la relation de l’Homme à la Nature réside dans l’organisation du pouvoir dans la Cité. Ainsi Rousseau idéalise-t-il un ordre naturel qui permettrait l’épanouissement de l’Homme dont la bonté originelle serait dénaturée par la société. Mais ce qu’il en déduit, c’est bien la nécessité d’un régime de gouvernement démocratique. L’« état de Nature » n’est donc pour lui qu’une fiction utilisée à des fins politiques.

Il est d’ailleurs significatif que le Pape s’empare précisément de l’œuvre de Saint François pour produire la première encyclique « écologiste », « Laudato si », dont on peut dire qu’elle comporte un message sur la modernité de l’Eglise.

Pour présenter synthétiquement les débats qui, depuis l’Antiquité grecque, ont animé la pensée philosophique, on peut rassembler les multiples thèses en deux écoles : celle de Platon, pour qui l’Univers, la Nature ne sont que la création de la pensée de l’Homme, en ce que celle-ci peut leur conférer un sens. Platon considère donc que, seule, l’idée est créatrice, ce qui le conduira à préconiser le régime monarchique du « Philosophe-Roi », capable de penser la société et le monde.

A l’opposé de la thèse idéaliste (au sens étymologique du terme) de Platon, son élève Aristote, précepteur d’Alexandre le Grand, cultive une conception de l’Univers fondée sur l’ensemble des perceptions sensibles, c’est-à-dire du quotidien et du réel qui constituent les données de base de toute construction rationnelle. Mais la raison chez Aristote est donc déductive, alors que Platon la considère comme un processus inductif. Platon en tire la connaissance de ce qui doit être ; Aristote, à partir de ce qu’il observe, en déduit ce qui peut être. A ce titre, il récuse toute opposition entre un « ordre naturel » fantasmé et un « ordre social » qui aurait tourné le dos à la Nature. Mais, dans leur nécessaire conciliation, c’est bien l’humanisme qui prime sur toute idéologie. Et donc, les conclusions politiques d’Aristote l’incitent à promouvoir, non pas l’idéal de Platon, mais un régime équilibré, synthèse des systèmes monarchique (un prince qui dirige), aristocratique (les meilleurs qui conseillent) et démocratique (les citoyens actifs, c’est-à- dire instruits, qui sont consultés). Cette solution correspond non pas à l’idéal, mais au meilleur accessible en ce qu’il préserve des excès. Ainsi, pour le Stagirite qui conservera durant toute son existence le caractère pragmatique des Macédoniens, la Nature existe en soi, l’Homme est dans la Nature, mais il se distingue de tous les êtres et de tous les objets par la raison qui lui permet de comprendre leur finalité et d’organiser l’Univers. Les principes sont ainsi posés et c’est ce socle intellectuel que Thomas d’Aquin s’efforcera de concilier avec le contenu de la Révélation.

Car naturellement, la dimension religieuse du débat, après la relative glaciation du Moyen-Age, éclatera à la Renaissance et surtout avec Les Lumières, caractérisées par l’affirmation de l’autonomie de la Raison et la reconstruction anthropologique du monde.

Dans cette étape, quelques personnalités jouent un rôle éminent. Baruch Spinoza d’abord, qui construit sa conception du monde à partir d’« atomes spirituels », les « monades », qui sont autant de « fenêtres du divin sur le monde » et dont la finalité est de fusionner en un « Tout » qui se confondra avec la Nature. En synthèse, c’est celle-ci qui représente la divinité immanente, qu’elle absorbe.

A partir des mêmes concepts, Leibnitz aboutit à une conclusion strictement opposée : les « monades » fusionnent dans un Tout, la divinité, qui absorbe la Nature.

Ainsi, l’Univers n’est pas régi par un principe d’immanence, mais de transcendance. Mais dans le fond, la transcription de ces deux visions opposées convergent vers l’idée que c’est la Raison naturelle qui doit dicter l’organisation sociale.

Descartes est encore plus précis, en ce qu’il introduit explicitement, au cœur de la relation de l’Homme avec la Nature, la technique qui lui permet d’en devenir « Maître et possesseur ». Il annonce, en quelque sorte, le pas ultime qui sera franchi lorsque la découverte de l’atome et de l’énergie nucléaire aboutira à transformer la matière elle- même en énergie, et que le génie génétique permettra de penser la transformation de l’Homme lui-même, repositionnant celui-ci dans le champ de la réification dont il pensait s’être émancipé.

Les conséquences politiques de ces évolutions sont fondamentales et expliquent en partie, selon Hannah Arendt, l’émergence des totalitarismes du XXème siècle.

Sur fond de scientisme idéologique, à partir de doctrines prophétiques, les régimes totalitaires ont ainsi construit des mondes fictifs, apparemment logiques et cohérents, à partir de faits isolés et vérifiables. C’est, en fait, le rôle des « experts » qui se trouve ainsi mis en lumière dans la manipulation de l’opinion.

L’endoctrinement social a fait le reste pour substituer ces constructions artificielles au monde réel, faisant ainsi triompher Platon sur Aristote, dénaturant Les Lumières en portant au-delà de ses limites chrétiennes la pensée de Descartes.

Ainsi, Hannah Arendt, particulièrement bien placée pour observer les dérives potentielles de l’abstraction chez Heidegger, met en évidence les racines idéalistes (au sens philosophique du terme) et technicistes du totalitarisme.

Telle est la séquence de plus de deux millénaires de pensée politique et des événements qui, pour partie, en ont résulté. En même temps, ce récit éclaire sous un jour enrichissant les débats actuels autour de la question environnementale dans l’après-crise Covid-19.

Au sortir d’un confinement prolongé, l’aspiration générale à retrouver l’espace, la Nature, tout ce qui est sain et synonyme de liberté a toute chance de submerger l’espace public, créant une unanimité passagère sur la volonté de voir émerger un « Monde nouveau ». La séquence politique qui pourrait s’ensuivre découlera, selon toutes probabilités, de cette humeur, par ailleurs étayée sur des constats scientifiques souvent ponctuels, mais indéniables. De multiples questions demeurent éludées : par exemple, l’impact de la croissance démographique dans certains déséquilibres des milieux naturels n’est guère abordé. Bref, autant la voie « équilibrée » d’Aristote et, finalement, de Descartes demeure la plus probable, autant des scenarii locaux empreints d’idéalisme ne sont pas totalement exclus.

A l’égard des risques multiples qui accompagnent toute sortie de crise, deux panacées sont d’usage universel, testées et validées quant à leur innocuité : la connaissance de l’Histoire et le respect absolu des principes de l’Etat de Droit et des Lois de la République.

André Yché (CDC Habitat) : l’Homme, le Cosmos et la Cité