Les grandes crises n’engendrent que rarement un monde nouveau : au cours de la Première Guerre mondiale, les défaites russes face à l’Allemagne, notamment lors de la seconde bataille de Tannenberg, ont facilité l’émergence du totalitarisme communiste ; Pearl Harbour a extrait l’opinion américaine de l’isolationnisme, voire des sympathies pro-nazis représentées notamment par Joseph Kennedy senior.

D’une manière générale, les crises jouent plutôt le rôle de catalyseur de mutations en cours de gestation, qu’elles permettent de révéler : l’épuisement de l’énergie vitale de l’empire Romain, défendu depuis plus d’un siècle par des barbares fédérés, devant de nouveaux courants d’immigration, d’ailleurs plutôt pacifiques, en 476.

De même en est-il de la chute de Constantinople en 1453, mortellement affaiblie à l’issue de la prise de la ville par la quatrième croisade en 1204, et de l’effondrement de l’empire des Habsbourg à l’issue de la Première Guerre mondiale, sanctionné par le traité de Trianon, en 1919, au terme du long déclin amorcé dès les traités de Westphalie, en 1648.

Le plus souvent, ces « chocs de civilisation » successifs résultent d’une crise des valeurs, qu’ils révèlent. Telle est la thèse solidement étayée d’Arnold Toynbee, dans son Histoire du Monde.

La crise économique, couplée à la crise épidémique, dans laquelle nous allons entrer peut-elle entraîner des effets analogues et dans quels registres ?

L’Etat ou le marché ?

Depuis le début des années 1980, avec les gouvernements de Margareth Thatcher et de Ronald Reagan dirigeant l’Occident à partir de leur passerelle de commandement anglo-saxonne, le marché est devenu la « suprema lex » de l’ordre mondial, confortée par les règles de l’OMC et les principes de la construction européenne. Valeur universellement répandue avec l’effondrement de l’URSS et le ralliement de la Chine au « capitalisme d’Etat ». Evidemment, la désindustrialisation de certains pays européens, dont la France, son impact sur l’emploi et sur l’économie locale n’ont pu que susciter une contestation croissante, politiquement relayée par un large spectre de courants et de sensibilités diverses et socialement amplifiée par de multiples mouvements protestataires, celui des « gilets jaunes » en tout premier lieu. Néanmoins, l’impact majeur de cette deuxième mondialisation au profit des consommateurs, en termes de baisse des prix et de hausse du pouvoir d’achat réel, demeure une puissante « corde de rappel » qui pourrait se manifester, post-crise épidémique, dès lors que la baisse du pouvoir d’achat moyen deviendra effective.

Le retour en force de l’Etat, en période de crise, n’est ni bien nouveau, ni bien surprenant ; l’exigence de protection, le besoin d’autorité commandent. Et sa réponse actionne les deux leviers dont il dispose : la réglementation et la dépense publique.

La question du surcroît de réglementation, nécessaire pendant la crise, soulève celle de la sortie de crise. Par exemple, des ordonnances décident de suspendre les délais d’obtention des autorisations d’urbanisme, parce que les services publics, tant ceux de l’Etat central que ceux des collectivités décentralisées, ne fonctionnent plus. Il faudra bien relancer la machine administrative et rétablir les délais d’instruction, car l’impact économique sous-jacent, en termes de portage foncier notamment, mais aussi de coûts de construction en général, ne sont pas « gelés » pour autant. A posteriori, l’expérience enseigne que la « déréglementation » peut entraîner de nouvelles complexités et, in fine, des réglementations supplémentaires destinées à remplir le vide apparent qui peut résulter du retour au « statu quo ante ».

Evidemment, il n’est pas question de revenir au programme national de la Résistance, en dépit des voix qui peuvent s’élever dans ce sens ; d’ailleurs, la critique du marché ne s’accompagne guère d’une critique de l’entreprise, du moins par les salariés qu’elle emploie. Il n’en demeure pas moins que l’enthousiasme des véritables entrepreneurs indépendants, non alimentés par la commande publique, risque de se trouver émoussé.

Dans le secteur crucial de la maintenance immobilière courante, quid des artisans et des TPE/PME affaiblis par l’exode vers leur pays d’origine des travailleurs détachés ? Les grands bailleurs devront-ils envisager la reconstitution de régies de travaux ?

Enfin, autant il est objectivement exclu que l’Etat puisse s’ingérer opérationnellement dans le secteur productif, autant l’implication des grands donneurs d’ordres publics ou parapublics, c’est-à-dire dépendant de décisions de l’Etat, par exemple Action Logement, tributaire de ressources parafiscales, a de grandes chances de s’en trouver accrue. L’histoire des Trente Glorieuses a été celle de la constitution de champions nationaux et la « start-up Nation » ne peut tourner le dos à son histoire colbertiste. Cette question renvoie naturellement à celle de l’indépendance stratégique, revenue au premier plan, et que la phase de relance éclairera d’un jour cru, s’agissant par exemple de l’approvisionnement en matériaux divers : aciers spéciaux, capteurs solaires… En quelque sorte, ne sommes-nous pas revenus, comme au temps des Grandes Découvertes qui révélaient l’ampleur d’un monde hors de portée des moyens des Etats émergents, à la veille de la réinvention des « Compagnies à charte » ?

Un obstacle de poids peut freiner, voire interdire, une évolution nécessaire au rétablissement d’une souveraineté industrielle : le corpus des règles de concurrence au cœur même de la construction européenne. Une forme d’aggiornamento de la doctrine extensive des services de la Commission peut être une condition substantielle de préservation de l’acquis européen, vital en matière monétaire.

Plus de République ou plus de démocratie ?

La fin de la liberté commence avec la confusion du sens des mots, qui interdit toute construction commune, vouée, dès lors, au destin de la Tour de Babel.

L’idée de République, de « Bien commun » naît avec les penseurs politiques grecs, Platon et Aristote, avant d’être reprise au Haut Moyen-Age par Thomas d’Aquin, puis par Machiavel, qui laïcise le concept en inventant, dans les affrontements de la Renaissance italienne, un subtil équilibre entre la Raison d’Etat qui inspire le Prince et l’éthique individuelle des dirigeants, la « virtù », qui leur permet de triompher dans le hasard des combats, c’est-à-dire de s’approprier la « fortuna ».

Jusque-là, point de démocratie, tout au plus une répartition des rôles entre le monarque et le peuple éduqué et aisé, celui des « citoyens actifs ». Point de confusion entre le « populus », ainsi défini, et « la foule sans tête gravissant les pentes du Golgotha » que chantait Guy Béart, le « démos » qui se précipite pour assister aux jeux du cirque.

Les courants de fond vont apparaître autour de l’idée de contrat, posée par Hobbes qui imagine un « contrat de renonciation» encadré par les Droits de Nature, c’est-à-dire les Droits de l’Homme, et Locke qui se limite à un « contrat de représentation » dans lequel chaque citoyen ne délègue que provisoirement sa participation au « souverain collectif », c’est-à-dire à l’Etat. Autour de ces deux conceptions plus ou moins relayées par Rousseau et Montesquieu, République jacobine et République libérale s’affrontent, entre Jacobins et Feuillants, pendant la Révolution. Tous s’opposent aux Cordeliers, jusqu’à ce que le Comité de Salut Public coupe court, si l’on peut dire, à l’agitation hébertiste à l’automne 1794, préfigurant, en quelque sorte, la réaction thermidorienne.

Ce courant, celui des «enragés» du «Père Duchesne» fondé par Hébert, représente en quelque sorte la sensibilité « démocratique » au sein de la Révolution, qui n’aura de cesse de réclamer l’égalité réelle et la participation directe au gouvernement, contestant même le régime d’assemblée.

Il trouve ses racines dans la pensée complexe de Spinoza, à partir de l’idée que la nature de l’Homme réside dans son aspiration à « persévérer dans son être », de telle sorte que l’exercice de la liberté naturelle devrait conduire à la convergence des volontés individuelles : d’où l’idée que le nombre, c’est-à-dire le gouvernement démocratique, doit s’imposer. Mais de quelle liberté parle-t-il ? De la liberté de pensée et de religion, assurément, conçue comme un moyen de réduire la pression sociale. Pour le reste, il s’agit d’une liberté négative, consistant, « pour chaque chose, à ne subir d’autres contraintes que celles découlant de sa nature ». Ainsi en est-il de la pierre qui roule au bas de la pente, entraînée par son propre poids. Pour l’Homme, sa nature d’animal politique implique l’existence d’un Etat fort, capable de réprimer ses passions. A ce stade, nous sommes fort éloignés de la République classique, plus ou moins autoritaire ou libérale, fondée sur les principes de l’Etat de Droit hérités de l’Ancien Régime.

Le décor est posé. C’est dans ce cadre que la « Glorieuse Révolution » de 1688 installe en Angleterre une « Monarchie républicaine » et qu’en France, en 1958 et surtout à partir de 1962 avec l’élection du Président de la République au suffrage universel direct, le Général de Gaulle instaure une «République monarchique», véritable « régime mixte » inspiré d’Aristote.

Et c’est depuis quelques années qu’apparaissent diverses revendications pour plus de démocratie, au sens de « démocratie directe » : mandats impératifs, référendum d’initiative populaire, expertise citoyenne, tirage au sort… Le phénomène des zones à défendre (ZAD) : Sivens, Notre-Dame-des-Landes, Ferme des 1000 vaches… découle de cette aspiration à plus de «démocratie directe» et met en évidence ses contradictions avec le fonctionnement normal d’institutions républicaines. Dès lors, quelles sont les perspectives ouvertes par la crise ?

La demande de l’opinion, très majoritairement, porte sur une réaffirmation de l’autorité de l’Etat. Il n’est aucun exemple, dans l’Histoire, qui n’illustre le renforcement du pouvoir central en sortie de crise sanitaire ou militaire, notamment dans la gestion de leurs conséquences économiques. Néanmoins, il est un champ thématique dans lequel la sensibilité de l’opinion peut conduire à favoriser des processus de démocratie directe : c’est, bien sûr, le terrain écologique. Pour le reste, les principes républicains devraient aisément prévaloir.

En pratique, la démocratie directe, même si elle tend à se renforcer, ne peut se développer que dans l’espace local, impactant principalement les questions d’urbanisme et d’habitat, probablement en faveur d’un malthusianisme écologique et dans le sens d’un renforcement des critères sociaux ou d’une réorientation de l’offre en direction des classes moyennes, selon les priorités politiques locales.

Dans ces conditions, une gestion avisée doit concilier la mise en place d’outils de solidarité : les organismes fonciers solidaires, en charge du portage foncier de très long terme, et de vecteurs de diversification, tels les foncières de résidentiel intermédiaire et abordable.

La « mère de toutes batailles » porte essentiellement sur la mise en place de mesures de fluidité entre l’espace social et l’espace du « marché régulé » destiné aux classes moyennes, dans la mesure où l’enjeu, sur ce point, est de nature véritablement politique : il s’agit, ni plus ni moins, que de rétablir un ressort essentiel de la cohésion républicaine.

André Yché

André Yché (CDC Habitat) : "valeurs"