Pour une approche globale de l’habitat : « prenez invariablement la position la plus élevée, c’est généralement la moins encombrée ! » – Charles de Gaulle.

Depuis plusieurs décennies, la thématique de l’habitat est abordée selon des angles qui privilégient tel ou tel aspect (logement social, politique de la ville…) qui confèrent à cette matière essentielle l’aspect d’un habit d’Arlequin. Pour la resituer parmi les grandes politiques publiques, sans doute n’est-il pas inutile de l’aborder dans sa globalité.

La situation des marchés de l’habitat et les projections sur leur évolution conjoncturelle et structurelle ne sauraient être disjointes de celles de l’ensemble de l’économie.

Tous les scenarii actuellement retenus pour 2023 prévoient une croissance nettement inférieure à 0,5 %. Le Royaume-Uni vient d’entrer en récession, l’économie allemande traverse un creux, tout comme celle de la Chine. L’inflation dans les pays les plus avancés atteint des sommets (6,2 % en France), qui pourraient encore croître en 2023, du moins en Europe. Pourquoi ? Parce que la politique monétaire restrictive de la Fed produit des effets aux Etats-Unis, où l’inflation découle d’un déséquilibre entre offre et demande, tandis qu’en Europe, il s’agit d’une inflation par les coûts (énergie, matériaux, alimentation et demain, minerais) non maîtrisable. Ainsi, un différentiel non seulement conjoncturel, mais structurel, tend à se creuser de part et d’autre de l’Atlantique : d’un côté, un vieux monde dépendant des ressources naturelles et démographiquement vieillissant, de l’autre un continent pourvu d’immenses ressources (l’équivalent de l’Europe occidentale et la Russie réunies) qui tire de considérables profits de la fragmentation de l’économie mondiale et de la crise objective de l’OMC pourtant voulue par l’administration Clinton, dont le « track record » n’excède guère un quart de siècle.

Ainsi, depuis les années 1960, les seuls « chocs d’offre » expérimentés par le « Premier monde » étaient tous positifs ; effondrement de l’URSS et intégration de l’Europe de l’Est ; adhésion de la Chine à l’OMC… Pour la première fois de son existence, l’OCDE expérimente un choc d’offre négatif.

A l’échelle nationale, tandis que la croissance potentielle demeure anémique, l’indicateur le plus inquiétant consiste dans celui de la productivité, en recul de 4 %, évolution inédite depuis la fin de la Seconde Guerre Mondiale. Il est difficile d’en percevoir les déterminants, alors que les difficultés de recrutement, mais aussi les circuits d’approvisionnement connaissent des ruptures dont l’ampleur et la durée s’avèrent inédites.

A ce stade, le constat est sans appel ; subsiste la question cruciale : sommes-nous entrés dans un cycle long (Kondratieff) ou dans une succession de cycles courts (Juglar, Kitchin) ou encore dans une combinaison complexe de ces mouvements, telle que Schumpeter l’avait diagnostiquée à propos de la « longue stagnation » des années 1873-1896 ?

Sans préjuger de la réponse (que les économistes apporteront a posteriori), il peut être tenu pour acquis que la configuration générale de sortie de crise sera durablement modifiée par rapport au « statu quo ante » : inflation portée de 1 à 3 %, taux d’intérêt liés de surcroît à une réévaluation des risques de toute nature. Bref, un autre monde caractérisé par un enjeu majeur : l’accès aux ressources énergétiques, minières et agro-alimentaires, autant de handicaps structurels pour l’Europe.

Dans un contexte qui conduit à prévoir une dégradation durable des fondamentaux, la politique du logement devrait s’appliquer conjointement à l’optimisation des flux et à celle de la gestion des stocks.

L’optimisation des flux

Le constat : de manière inédite depuis l’entre-deux-guerres, la situation est caractérisée par la simultanéité d’une crise d’offre et d’une crise de demande, qui se traduit par l’éviction du marché d’environ 40 % des acquéreurs potentiels et de la plupart des investisseurs institutionnels, et par l’installation durable en situation de stagflation.

D’une manière générale, le mécanisme à l’œuvre est simple à décrire. C’est celui d’une inflation par les coûts : coût des matériaux (+20 %) combiné à des ruptures d’approvisionnement concernant 30 à 50 % des entreprises ; coût de l’énergie ; coût de la main d’œuvre suscité par l’inflation générale.

La seule variable d’ajustement éventuelle réside dans le prix du foncier : par effet de rareté résultant du malthusianisme de certaines collectivités locales et de la législation/réglementation (principe de « zéro artificialisation nette » imparfaitement défini quant à ses modalités d’application), non seulement la baisse attendue ne s’observe pas, mais la tendance dans toutes les catégories de foncier est à la hausse. Dès lors, l’ « effet de ciseaux » s’avère inéluctable :

s’agissant des ménages, leur pouvoir d’achat réel est érodé par l’inflation, tandis que leur capacité d’endettement est atteinte par la hausse des taux d’intérêt et par la réévaluation du risque bancaire qui conduisent à écarter de toute perspective de financement par l’emprunt 40 % des accédants potentiels (primo-accédants et investisseurs seniors du fait des coûts assurantiels). Pour mémoire : 0,1 de hausse des taux entraîne une réduction du pouvoir d’achat immobilier des ménages de 1 point ;
s’agissant des investisseurs institutionnels (fonds d’investissement, assureurs-vie…), le décrochage des loyers par rapport aux coûts de production ramène le rendement locatif net des actifs en-dessous de 2 %, alors que celui des titres obligataires publics s’avère nettement supérieur, dépourvu de surcroît de toute prime de risque. Enfin, la dépréciation des placements boursiers a pour effet d’accroître mécaniquement la part de l’immobilier dans les portefeuilles d’actifs, de telle sorte que l’appétence des gestionnaires s’avère (durablement ?) écartée de cette classe d’actifs.

Les préconisations : le point-clé de l’analyse tient au fait qu’en-dehors de la variable foncière, les Pouvoirs Publics ne disposent guère de leviers d’action, puisque les autres paramètres de coût sont de nature essentiellement exogène. Bien sûr, et telle sera la demande de la plupart des acteurs du secteur résidentiel, il reste toujours le recours aux subventions budgétaires et fiscales sous de multiples formes : les observations du FMI et de la Cour des Comptes paraissent devoir limiter les marges de manœuvre en ce domaine, même si le respect des objectifs gouvernementaux en terme de déficit public n’interdit pas la recherche d’une meilleure utilisation des ressources (par exemple de la PEEC).

Dès lors, la question foncière revient inévitablement sur le devant de la scène. Puisqu’il s’agit de desserrer les contraintes sur la production de foncier aménagé sans remettre en cause le principe de la Zan, la seule voie envisageable consiste à extraire du décompte les opérations labellisées « d’intérêt national », qu’elles soient réalisées dans un cadre juridique inspiré des O.I.N. sous maîtrise d’ouvrage de l’Etat (Cf. les « villes nouvelles » de Paul Delouvrier) ou que l’Etat décide de leur appliquer un dispositif d’urbanisme simplifié, regroupant dans un seul document le processus d’autorisation et d’agrément (documents d’urbanisme, commercialité, PC, agrément des programmes sociaux) de manière à réduire significativement les délais et les incertitudes pesant sur le déroulement des opérations. Il est évident que toutes les opérations foncières liées à la réindustrialisation du pays devraient entrer dans ce champ, ainsi que celles relevant du développement de l’offre logistique, mais les reconversions de sites commerciaux ou d’emprises industrielles et administratives délaissées mériteraient un traitement analogue. Première conclusion essentielle : sans remettre en cause les choix politiques fondamentaux, il convient d’opérer par voie d’exception, c’est-à-dire avec pragmatisme.

La gestion des stocks

Le constat : le parc de résidences principales est de l’ordre de 32 millions de logements ; environ 700 000 relèvent de la catégorie la plus « énergivore » (G) qui doit être retirée du marché dès 2025 ; suivront ensuite les (F) en 2030 et les (E) en 2035, soit au total de l’ordre du quart du parc ; pourraient s’ajouter environ quatre millions de logements supplémentaires qui, sans relever des catégories les plus incriminées, sont chauffés à l’électricité, au gaz ou au fioul, c’est-à-dire sont exposés à des tarifications prohibitives.

En tout état de cause, la masse de travaux à réaliser sur dix ans excède manifestement les capacités de l’outil productif, en supposant résolues les ruptures d’approvisionnement qui perturbent actuellement 41 % des entreprises concernées.

Au-delà de ce problème technique, le contexte financier soulève des questions encore plus ardues. En effet, hors prise en compte des travaux de mise aux normes à financer, la hausse des taux met en cause la capacité de divers organismes en situation de surendettement à refinancer des encours de dettes contractées sur des horizons courts (de l’ordre de 7 ans) pour des cycles d’amortissement de l’ordre de 25 ans. A très grande échelle, tel est le cas de Vonovia, société pénalisée de surcroît par la prise de contrôle de Deutsche Wohnen (décembre 2021) pour un prix de société de 18 milliards d’euros (financés à hauteur de 8 milliards par une levée de fonds propres et de 10 milliards par de la dette), alors que le cours du titre a perdu 50 % de sa valeur en quelques semaines. Dès lors, le désendettement de la « maison-mère » implique de procéder à des cessions d’actifs « à la casse ». Des situations analogues risquent d’apparaître en France à propos de divers véhicules de portage (SCPI, SCI, « family offices »…), d’autant plus que, fait significatif, nombre de transactions immobilières sont désormais financées à taux variable, par des acquéreurs de plus en plus exposés à une aggravation des facteurs inflationnistes. Ainsi donc, l’« exception française » qui faisait du résidentiel français une classe d’actifs particulièrement sécurisée (Cf. la crise des subprimes aux Etats-Unis, entraînant la vente forcée de deux millions de logements et les faillites « techniques » d’AIG, de Fanny Mae et de Freddy Mac) tend à se dissiper.

Dans ce contexte dégradé, il est évident que la contrainte d’investissement supplémentaire en travaux thermiques sous peine d’exclusion de la commercialité a toutes les chances de provoquer la mise sur le marché de patrimoines individuels et collectifs, les gestionnaires de ces derniers (SCPI) souhaitant se préserver du risque d’insolvabilité de leurs clients et privilégiant, dans leur propre intérêt, les cessions en-dessous de la VNC : cf. les ventes des SCPI Unidomo du Crédit Agricole au début des années 2000.

Préconisations :

Confrontés aux conséquences pratiques de cet enchaînement non anticipé, qui pourrait conduire au retrait du marché, dans trois ans, de plus de deux années de production nette, il est fort probable que les Pouvoirs Publics décident de repousser les échéances, ce qui serait un signal peu favorable pour la suite du processus. Plutôt qu’un repli « en rase campagne », il serait préférable d’opérer un repositionnement tactique permettant de prendre en compte les évolutions de l’environnement macro-économique. Comment ? En adoptant, là encore, une approche différenciée des acteurs.

S’agissant de patrimoines remis sur le marché et susceptibles de tomber en déshérence (Cf. Apavou à La Réunion), il s’agit de prévoir la constitution de véhicules de portage et de remise aux normes, destinés à acquérir ces actifs décotés et à réaliser les investissements nécessaires à leur réhabilitation (un taux de décote de l’ordre de 20 à 25 % constitue un prérequis).
Ces véhicules, pour attirer des investisseurs, doivent proposer des taux de rendement d’exploitation net de l’ordre de 3 à 4 %, de telle sorte qu’ils doivent pouvoir mobiliser des prêts à long terme, peut-être des fonds d’épargne et à cette fin, ils doivent s’engager sur un programme contractuel de mise aux normes thermiques, sous peine de perdre leur agrément et d’être tenus de rembourser leurs prêts, c’est-à-dire d’être absorbés par un repreneur.
Lesdits véhicules doivent pouvoir mobiliser des mécanismes d’accompagnement territoriaux créés par les collectivités intéressées (régions…).
Ils doivent pouvoir bénéficier de reports d’échéancier réglementaire (de l’ordre de cinq années) permettant de rationaliser le plan de charge du BTP, tout en garantissant l’exécution des travaux.
Un levier d’attractivité essentiel de l’épargne privée pourrait résider dans la création du statut de logement intermédiaire (LLI) dans l’ancien, subordonné à l’engagement contractuel de réalisation de travaux.
L’action des collectivités territoriales pourrait être encouragée en faveur de la création d’outils d’investissement destinés à prendre des participations minoritaires dans les véhicules de portage et de réhabilitation thermique ; l’identification d’une région à vocation expérimentale serait utile.
Une action pédagogique, telle que celle engagée à propos de l’investissement dans le logement intermédiaire à travers le fonds Argos pourrait être mise en œuvre afin d’adapter les thèses d’investissement des fonds existants.
Le levier essentiel de l’ensemble de ce dispositif réside dans l’« effet de ciseaux » provoqué par la hausse durable des taux et le risque de suspension de la commercialité des actifs dans l’attente de réinvestissement de mise aux normes thermiques. Dès lors, le choix de certains porteurs de patrimoine consistera à renoncer à la création de valeur immobilière résultant, depuis quelques années, du simple jeu des marchés (de l’ordre de 20 %) ou, a contrario, à conserver un actif inexploitable en pariant sur le report des échéances réglementaires.
Peut-être serait-il exagérément réducteur de limiter à l’immobilier résidentiel le champ d’application de cette analyse qui pourrait probablement être étendu à l’immobilier médico-social, notamment du fait de contraintes de coûts supplémentaires en terme d’exploitation.

En conclusion, il convient de souligner l’importance de l’immobilier résidentiel pour la santé de l’économie et, au-delà, pour celle du pays. Cette relation particulière s’explique à divers titres. En premier lieu, cette classe d’actifs représente une part essentielle du patrimoine des Français, de telle sorte que la bonne tenue des marchés n’est que le reflet de l’état économique de la Nation ; a contrario, les conséquences économiques et psychologiques d’une dépréciation des actifs (à supposer qu’il soit possible de séparer ces deux facettes d’une même réalité) peuvent être véritablement cataclysmiques.

De manière plus limitée mais plus précise, l’immobilier résidentiel pèse significativement dans le PIB et dans l’emploi, avec des effets multiplicateurs découlant du fait que l’activité générée n’est pas délocalisable et qu’une partie de la main d’œuvre employée n’est pas extrêmement qualifiée.

Enfin, la question du logement interfère avec de multiples sujets, celui de la fidélisation des travailleurs-clés notamment, mais aussi des conditions de travail dans les trois fonctions publiques. L’intervention récente du Président de la République à propos des personnels hospitaliers démontre, à cet égard, une prise de conscience qui pourrait être élargie au personnel enseignant ou aux effectifs mobilisés en faveur de la sécurité intérieure, par exemple ; de même, en terme d’aménagement du territoire, la reconfiguration des entrées de ville et des centres commerciaux périphériques suppose la construction de micro-quartiers destinés à recoudre le tissu urbain.

De la même manière que le volet « logement » est devenu un aspect majeur de l’organisation des Jeux Olympiques dont toute la mesure n’a peut-être pas été correctement évaluée encore aujourd’hui, le même constat émergera sous peu à l’occasion du rétablissement d’un service de défense universel : 800 000 jeunes incorporés pendant deux semaines chaque année, c’est un besoin d’hébergement permanent de 40 000 places, qui ne fleuriront pas spontanément au printemps !

Bref, si toutes les politiques publiques ne sont pas conçues à partir de la dimension résidentielle, il peut s’avérer qu’elle soit structurante dès lors qu’elles entrent dans la phase de réalisation !

En d’autres termes, la multiplicité des entrées possibles dans cet immense sujet conduit le plus souvent, devant l’énormité de l’enjeu, à s’en tenir à des questionnements particuliers qui ne débouchent que sur des réponses partielles, voire contradictoires. Peut-être le moment est-il venu de s’interroger sur le bien-fondé de cette méthode dans l’hypothèse où c’est précisément de la restauration d’une vision d’ensemble que pourrait émerger la véritable solution.

André Yché

André Yché : "pour une approche globale de l'habitat"…