Durant deux ans, à l’invitation du Comité Champs-Élysées, j’ai dirigé avec les équipes de PCA Stream un travail prospectif sur la façon de « réenchanter les Champs-Élysées », dont les conclu- sions font l’objet d’une exposition au Pavillon de l’Arsenal à Paris, « Champs- Élysées, histoire et perspectives ». Cette exposition, qui a mobilisé une cinquantaine d’experts et de chercheurs internationaux, propose une analyse documentée du déclin de cette avenue aux yeux des Parisiens.

La dimension politique du « réenchantement des Champs- Elysées »

Après avoir incarné les promesses du progrès depuis le XVIIème siècle, cette « avenue des temps modernes » aurait concentré en cinquante ans les méfaits d’un monde globalisé qui compromet notre bien-être et la survie de notre environnement : trafic, pollution, surtourisme, marchandisation. Le réenchantement des Champs-Élysées prend, dès lors, une dimension politique qui dépasse la seule dimension locale et nous met face à l’urgence politique et scientifique de concevoir des villes à nouveau désirables, inclusives et durables.

L’expérience collective totalement inédite que nous venons de vivre — le confinement de la moitié de l’humanité pendant plus de deux mois — m’amène à apporter un regard complémentaire sur notre recherche, au moment où l’exposition rouvre ses portes jusqu’au 6 septembre.

Le confinement a révélé l’importance d’un bien dont nous jouissons chaque jour sans y songer : l’espace public. Il a fallu que notre quotidien soit réduit à notre seul espace privé, que les rues, places, terrasses et jardins nous soient interdits pour en éprouver pleinement la valeur. Comme beaucoup de Parisiens et d’urbains dans le monde, j’ai fait l’expérience, unique dans l’histoire de l’humanité, de me promener dans des rues vides et silencieuses, où le concert des oiseaux et la clarté de l’eau des fleuves nous faisaient vivre l’illusion d’un retour de la nature en ville.

Le déconfinement par paliers nous a fait éprouver les différentes fonctions de cet espace public —circuler, se promener, se poser, se réunir — comme si nous entendions pour la première fois séparément les différents instruments qui composent une symphonie. Nous avons retrouvé, successivement, le bruit de la circulation, les flux des piétons et des vélos, l’animation des terrasses, les espaces verts et les restaurants.

La gravité du bilan sanitaire et économique de cet épisode doit nous inciter à accélérer notre compréhension des systèmes complexes qui constituent les villes. La crise du Covid-19 apporte un éclairage singulier au cas de Paris et des Champs-Élysées que je voudrais ici souligner.

La redécouverte du temps lent de la promenade et de la flânerie interroge notre rapport à la vitesse, à l’espace, au temps. La ruée sur le moindre espace vert après le confinement a révélé leur caractère « vital », plus particulièrement pour les Parisiens, qui vivent dans l’une des villes les plus minérales au monde (5 m2 d’espaces verts par habitant intra-muros, contre 100 m2 à Berlin).

Au début du XXème siècle, le culte de la vitesse

Or, la promenade a été « inventée » à Paris sur les Champs-Élysées, ou plus exactement sur le cours-la-Reine, tracé en 1606 pour Marie de Médicis, qui a importé d’Italie cette pratique alors inconnue de l’aristocratie française. Les jardins des Champs-Élysées restèrent, jusqu’au début du XXème siècle, l’une des promenades les plus courues de Paris, comme l’attestent les romans de Victor Hugo, Honoré de Balzac, Guy de Maupassant et Marcel Proust. On y passait la journée à flâner, se divertir, voir des spectacles. Il y a quelque chose d’émouvant à découvrir les photos de la Belle Époque montrant les enfants profitant des spectacles de Guignol, des bacs à sable, des marchands de ballons et des kiosques à musique.

Au début du XXème siècle, la voiture a apporté le culte de la vitesse comme symbole de la modernité. L’auto- mobile a fait des Champs-Élysées son espace d’exposition privilégié avec ses showrooms prodigieux. Au tournant des années 1960, alors qu’il fallait à tout prix moderniser nos villes pour créer voies rapides, voies sur berges, ponts suspendus, tunnels périphériques et rocades, l’un des trésors nationaux depuis trois siècles, les Champs-Élysées et ses deux places de la Concorde et de l’Étoile, ont été transformés dans l’indifférence générale en une autoroute urbaine connectant deux gigantesques échangeurs routiers. L’historique cours- la-Reine fut, lui, transformé en tunnel et rampe autoroutière. Il en est ainsi depuis cinquante ans, et plus personne ne s’en émeut.

Ce n’est pas faire le procès de nos parents ou de l’automobile que d’écrire cela – j’aurais certainement été du côté des « modernes » contre les « anciens », défenseurs d’un Paris immobile. Mais l’expérience traumatique que nous venons de vivre, suivie de la transformation des places de stationnement le long de nos rues en terrasses joyeuses, questionne le bien-fondé d’une occupation majoritaire de l’espace public depuis un siècle par la voiture, en mouvement ou à l’arrêt. Il ne s’agit pas de s’engager dans une guerre contre la machine, mais de décider de la qualité de vie à laquelle nous aspirons à l’avenir. Et si nous poursuivions cette reconquête de l’espace public pour de nouveaux usages, pour plus de nature, plus de calme, plus de plaisir ?

Le fantôme de jardins oubliés

Qui sait, par exemple, qu’il existe encore des jardins aux Champs-Élysées? Personne. Si l’avenue est, sans doute, la plus réputée au monde, les vingt-trois hectares de jardins qui l’entourent, créés par Le Nôtre au XVIIème siècle, puis redessinés par Alphand au XIXème, sont aujourd’hui quasiment vides, ignorés des Parisiens qui leur préfèrent les Buttes-Chaumont, le jardin du Luxembourg, les Tuileries ou le parc Monceau, distant de moins d’un kilomètre et, pourtant, comparativement vingt fois plus fréquentés.

Si ces jardins sont délaissés, c’est d’abord parce qu’ils sont lacérés par le trafic automobile et rendus inaccessibles et inhospitaliers aux piétons. La place de la Concorde, qui connectait autrefois les Tuileries et les Champs-Élysées, est devenue quasi infranchissable. C’est aussi parce qu’ils n’offrent plus aucune animation attractive et que leur traitement végétal est devenu médiocre. Cet « hyper-vide » est une aberration historique, une parenthèse de cinquante ans sur trois cent cinquante ans d’histoire, qu’il convient de réparer d’urgence.

Il s’agit donc de faire renaître ces jardins oubliés, de redécouvrir un trésor qui se trouve juste là, sous nos yeux : Paris recèle en son cœur un merveilleux patrimoine paysager qui ne demande qu’à reprendre vie… et à s’étendre.

Des Tuileries aux Invalides, créer le grand parc central qui manque à Paris

Ces jardins des Champs-Élysées constituent la clé pour créer le plus grand espace vert continu de la Capitale, un parc central de soixante-dix-huit hectares au milieu duquel coule la Seine. Demain, ils pourraient être triplement connectés aux espaces verts voisins : en premier lieu aux Tuileries, grâce à un réaménagement de la place de la Concorde, qui faciliterait les traversées piétonnes ; en second lieu, aux quais de Seine par le recouvrement de la bretelle de sortie du tunnel pour recréer le mythique cours-la-Reine et, enfin, à l’esplanade des Invalides, via la piétonisation du pont Alexandre-III. On rassemblerait, ainsi, les pièces d’un ensemble disloqué pour créer un parc à la hauteur de la légende des Champs-Élysées et fidèle à leur vocation historique.

Offrir une nouvelle destination pour tous

Une fois cet ensemble créé, il faudrait naturellement donner aux Parisiens des raisons d’y venir et d’en faire une véritable « destination ». La culture en serait un premier axe, avec une programmation annuelle coordonnée entre les différents établissements des Champs, qu’il s’agisse de spectacles vivants (théâtre des Champs-Élysées, théâtre du Rond-Point), de musique ou d’art. Une partie du parc serait constituée d’un « jardin des musées » autour du Petit et du Grand Palais, entre lesquels une « esplanade des musées » permettrait d’accueillir des expositions temporaires hors les murs ou des manifestations culturelles de plein air à l’occasion de grands événements comme la Fiac.

Une partie du parc accueillerait les enfants, qui ont disparu de l’avenue depuis un siècle, avec de vastes aires de jeux qui devraient concilier la qualité esthétique avec l’inventivité des modules proposés : fixons-nous l’objectif de créer des aires de jeux parmi les plus belles et les plus intelligentes du monde, avec le soutien du Palais de la Découverte, qui deviendraient en elles-mêmes des objets de visite et de curiosité pour les familles. Un circuit de santé et de sport de sept kilomètres, partant du Louvre pour aller aux Invalides en passant par la Concorde et les quais de Seine, permettrait de créer un « parcours historique » attirant des Parisiens de toute la Capitale. Enfin, les jardins des Champs-Élysées devraient offrir, sous les arbres qui bordent l’avenue, des lieux de restauration qualitatifs dans des kiosques temporaires au design sobre et modulaire, mais à des prix abordables et réglementés, répondant à un cahier des charges précis, afin que les jardins soient réellement un bien public ouvert à tous. Une démarche soutenue par de grands chefs étoilés.

Cet objectif est à portée de main — le programme d’action est simple : il ne s’agit pas de créer un parc ex-nihilo, mais de recomposer un ensemble disloqué. Il est économe budgétairement — à peine un dixième du budget de reconstruction de Notre-Dame. Nous pouvons créer cet immense parc en moins de quatre ans, avec l’horizon des Jeux Olympiques en ligne de mire pour accueillir le monde comme les jardins des Champs-Élysées accueillirent, jadis, les grandes expositions universelles. Ainsi, après cette expérience singulière du confinement dont chacun espère qu’elle restera unique, nous pouvons contribuer à apporter une réponse désirable, inclusive et durable, pour démontrer que Paris bascule dans une nouvelle ère qui remet nos besoins fondamentaux de nature et de bien-être au cœur de la politique publique.

Philippe Chiambaretta (PCA-Stream) : "créer le plus grand espace vert continu de la Capitale""